La dame de pique
Le Journal — 21 et 22 janvier 1906
Deuxième partie

[…] Un fiacre la conduisit rue Ribéra et elle se coucha aussitôt pour mieux réfléchir au parti qu’elle tirerait de son voyage au Vésinet.
VI
Il existe à Paris, dans les quartiers perdus, des rues mornes et désertes qu'on traverse avec un sentiment de stupeur.
On se demande si l’on n'est pas dans le fin fond de la province.
Des maisons blanches à volets verts, des jardinets, des vergers, des chiens étendus sur le pas des portes, parfois une silhouette pâlotte de petite vieille allant potiner chez les voisins.
Aucun bruit, pas même le roulement du tramway. On n'y voit ni un boucher, ni un boulanger, ni même un marchand de journaux. On se croirait à deux cents lieues de Paris.
On trouve de ces rues du côté de Bagnolet, sur les coteaux, ou encore vers Picpus.
Il en existe bien davantage au treizième arrondissement, le plus énorme des quartiers de Paris.
Il y a là des artères de deux cents numéros, se déroulant durant trois kilomètres et dont un boulevardier de soixante ans n'a jamais connu le nom, la rue Château-des-Rentiers, par exemple.
À moins d'avoir l’âme d'un poète ou de préparer une exploitation, on ne va jamais dans l'immense quadrilatère formé par les fortifs, la rue de Tolbiac et aboutissant au Parc de Montsouris.
À peine si l'on connaît la place Jeanne-d'Arc ou la cité Dorée (sic), célèbre par les mauvaises conditions de l'existence de ses habitants, tous chiffonniers, ou encore la gare de ceinture longeant le boulevard Masséna.
Ce fut vers ce quartier, dont elle pensait ne jamais apercevoir un pavé, qu'Ursule Roquesne se rendit le lendemain de son voyage au Vésinet.
Elle avait pris une adresse sur un petit carnet et consulté longuement un plan de la capitale.
De sorte qu'elle put donner des ordres au cocher de la voiture, descendre assez loin du but de son excursion pour ne pas éveiller de soupçons et ne pas risquer de se perdre.
À dix heures du matin, elle frappa à la porte d'un petit jardinet qui entourait une petite maison de la rue du Dessous-des-Berges, ruelle assez proprette de la partie du treizième, qui touche aux fortifications.
La maison où s'adressait la jolie femme était enfoncée dans un talus et en retrait de la rue, formée elle-même de recoins, d'anciennes fermes ignorant l'art de l'alignement.
Assez gentille, la maisonnette, avec son petit perron blanc, ses corbeilles de fleurs, ses volets gris perle ouverts au grand soleil, montrant des rideaux de guipure d’une allure bourgeoise assez rare dans le quartier.
Une femme vint ouvrir, regarda un moment, avec méfiance, sous son lorgnon d'or, puis, reconnaissant sa visiteuse, eut un geste de bon accueil.
— Vous! madame, quel honneur ! Soyez la bienvenue ! Vous êtes trop aimable de songer à moi ! Donnez-vous la peine d'entrer !
Il ouvrit la porte et Ursule entra pour lui serrer gentiment la main.
— Il n'arrive rien de mal à Hector ?
— Si ! Prison ! Arrêtez… Entrons chez vous !
L'intérieur de la villa était de beaucoup plus soigné que le dehors. Évidemment les propriétaires du logis cachaient dans ce recoin enfoui sous les murailles de sable, des secrets ou des soucis.
Car ils appartenaient à un monde riche, à un milieu aristocratique. Cela se lisait sur les traits délicats et fins du jeune homme, dans son accueil de grand seigneur ; cela se voyait surtout chez la jeune femme blonde et délicate qui se présenta pour saluer sa visiteuse.
C'était la femme du maître de la maison elle portait une robe grise à ceinture blanche, sur un jupon de soie mauve. Les cheveux se déroulaient en torsades superbes sur des épaules un peu maigres de jeune femme maladive, étouffée par la tristesse de ce coin perdu, écrasée par une existence anormale, en dehors des conditions ordinaires.
Ce jeune homme était, en effet, très riche, très intelligent, très bon. Et pourtant, il connaissait beaucoup Hector Desgraves, il avait fréquenté, avec lui, le milieu anarchiste.
C'était un anarchiste.
Il existe des jeunes gens instruits et fortunés qui vouent leur existence à l'application d'une utopie extravagante.
Une visite dans les hôpitaux suffirait à leur montrer ce qu'est cette race humaine qu'ils veulent faire triomphante par l'égalité ; la seule inspection des passants d'une rue fréquentée leur prouverait la différence inouïe existant entre les hommes dont ils rêvent de niveler la tête et qui sont tous dissemblables, séparés par des mondes.
Ce jeune homme était un apologiste de la propagande par le fait.
Persuadé qu'il fallait tout détruire pour mieux bâtir, que l'organisation actuelle de la société ne permettait pas l'espoir de l'égalité et qu'effrayer le bourgeois était la seule façon de les intéresser au progrès, réel, il s'était trouvé aux crimes les plus extravagants, toujours prêt à terroriser le pays, semant la haine comme le paysan le blé, à pleines mains, enragé à la lutte, effrayant, terrifiant.

D'aspect doux et poli, et simple, et charriant, serviable et bon avec les humbles, se refusant les joies qu'eût autorisées sa belle fortune, il travaillait là, en compagnie de sa femme, hypnotisée par lui, à des brochures anarchistes, correspondant des groupes allemand et italien, enfoncé jusqu'aux genoux, dans ce sang d'où germerait, pensait-il, un avenir radieux.
— Donnez-vous la peine de vous asseoir ! madame. Comment ! Hector est pris !