Voilà bien dix qu'on me répète : « Vous qui avez connu Bouscot,
contez-nous donc sa vie. »
Conter la vie de Bouscot ? Quelle entreprise ! Et puis, contant sa vie,
il faudra, au bout de l'histoire, en arriver à sa mort qui fut une bouffonne
et pitoyable mort. Ce serait trop triste.
D'ailleurs, pour raconter une telle existence, il faudrait trouver des
images, forger des phrases neuves et il y a si longtemps qu'on trouve des
images et qu'on forge des phrases que la provision doit être épuisée. Enfin,
fixer l'histoire de ce petit Bouscot qui fut la plus folle, la plus
misérable, la plus irréelle, la plus belle histoire qu'il ait, lui-même,
jamais écrite, le suivre dans ses grandes envolées, dans ses chutes et dans
ses retraites où il disparaissait jusqu'au prochain coup d'ailes qui
l'emportait au-dessus des cimes, dans les nuages, hors de notre vue… non,
non !
Il avait quitté le village comme tant de petits frères, pour venir faire
éclore à Paris les idées qui bourgeonnaient dans sa tête, et il avait
débarqué sans autre bagage, les mains dans les poches, le nez au vent, et,
dans le gousset, quelques pièces et un sou percé pour regarder la Lune
travers.
Nous l'invitions à dîner de temps autre. Il nous apportait sa jeunesse,
son soleil et le parfum de ses Landes. Quel être charmant et qu'il nous
disait donc de jolis vers !
De quoi vivait-il ? Nul de nous n'aurait su le dire. Son équipage n'était
pas brillant : le même veston, les mêmes chaussures, le même chapeau, tout
cela râpé mais strictement propre. Nous ignorions même où il perchait sa
misère insouciante.
Certains soirs, il nous arrivait avec de grandes balafres aux joues.
— Ah ça ! Bouscot ! faisait-on. Ta main tremble quand tu te rases ?
Il répondait « Oui ! » drôlement et semblait avoir hâte de changer de
sujet.
D'autres fois, il apparaissait avec des cheveux noir de jais, rouge queue
de vache ou jaunes comme un soleil, la raie de côté, la raie au milieu,
coiffés en brosse ou taillés aux enfants d'Edouard, mais toujours avec des
coups de ciseaux malheureux qui formaient des escaliers. Nous feignions de
n'y pas faire attention — et lui de même ses cheveux, bast ! ils étaient si
au-dessus de son front qu'il ne s'en occupait point. Mais il arriva, un
jour, la figure comme rongée par un acide.
— Ne m'en parlez pas, nous dit-il, ça m'assommait de me raser. J'ai voulu
en finir avec ma barbe, j'ai essayé d'une pâte épilatoire, et, ma foi, j'ai
mis la dose un peu trop forte.
La barbe de Bouscot repoussa pourtant et nous revîmes de nouvelles
balafres. Avec ses joues tailladées, il finissait par ressembler à un
étudiant allemand.
Un beau soir, il entra tout fringant, vêtu de neuf, fumant un gros cigare
bagué, et tenant à la main un jonc de cinq ou six louis.
— Un héritage, Bouscot ?
II avait sa face de Chinois qui s'amuse en silence.
Cependant, à la fin du dîner, nous nous aperçûmes qu'il devenait blême,
et, soudain, dans une brusque détente, lâchant son sourire et crispant les
mains sur son estomac, il se rejeta en arrière, tomba sur le parquet et se
mit à se tordre sans un mot.
Nous le crûmes empoisonné. Le médecin qui accourut tenta de le
questionner, mais le petit Bouscot avait les dents serrées et faisait :
« Non, non, non… » de la tête. Mais quand il comprit qu'on voulait le
conduire à l'hôpital, il s'agrippa aux meubles et pria, entre deux hoquets,
qu'on le transportât chez lui.
C'est ainsi que nous connûmes son adresse.
Il habitait tout là-bas, aux Gobelins, dans un pâté de bicoques en carton
que bousculent des rues à noms magnifiques rue des Cinq-Diamants, rue de
l'Espérance, rue de la Butte-aux-Cailles…
C'était un grenier propre et clair qui lui ressemblait mais bien sûr
qu'il y a des maisons qui ressemblent à des gens !
Dans un coin, un petit lit de fer rafistolé de cordes, un escabeau, et,
cloués au mur, un béret de la Lande et une branche de pin avec ses fruits
durs — le pays C'est là que Bouscot berçait ses rêves de poète. Pas de
table, pas d'encrier, pas une feuille de papier, rien pour immobiliser sa
pensée vagabonde.
On l'étendit sur son lit, des voisins arrivèrent et quand il fut plus
calme, un de nous s'offrit passer la nuit.
— Comme pour une femme en couches fit tristement Bouscot.
Non point ! Il ne voulait personne. Il nous serra les mains et nous
congédia gentiment.
Le lendemain matin, lorsque je revins aux nouvelles, sans le
rassemblement qu'il y avait devant une porte, je n'aurais pas reconnu la
maison.
Eh bien ! le petit Bouscot venait de mourir ! Était-ce possible ?
— Je l'ai entendu frapper à la cloison, faisait une grosse femme qui me
suivait dans l'escalier. Je débarbouillais mes drôles ; je suis entrée chez
lui. Il avait le cou tendu, les bras raides et il respirait, respirait. Ah
mon Dieu ! J'ai couru chercher son ami le coiffeur. C'est lui qui a reçu son
dernier soupir.
— Oui, monsieur, c'est moi qui ai reçu son dernier soupir ! reprit un
grand bonhomme barbu qui se tenait fièrement à la tête du lit de Bouscot. Et
on peut le dire, parfaitement ! J'étais son ami… et son bienfaiteur,
monsieur ! Je lui fournissais la nourriture, les vêtements et je payais son
loyer.
Mais, tout à coup, montrant le poing, il éclata :
— C'est ce cochon de pharmacien qui qui me l'a empoisonné avec ses sales
inventions ! Moi, n'est-ce pas, j'étais bon pour M. Bouscot, alors M.
Bouscot me rendait de petits services il m'aidait à dresser des garçons.
Nous avions fait un arrangement. Comme sa barbe poussait vite, mes apprentis
le rasaient le matin et le soir. Nous avions aussi une convention pour les
cheveux : taille, teinture et coups de fer. Que voulez-vous, pour apprendre
le métier à ceux qui veulent y goûter, on ne peut tout de même pas les faire
opérer sur des mannequins !... Et maintenant, à cause de ce cochon de
pharmacien, tout est fichu Cette canaille-là avait éventé mon truc et il
avait traité avec M. Bouscot pour ses sales drogues, à faire engraisser ou à
faire maigrir. M Bouscot les essayait et lui faisait de rapports où il
constatait qu'il avait souffert de l'estomac ou bien qu'il n'avait pas
souffert. Tout ça pour dix francs par mois, deux habits neufs par an et une
canne dont il avait eu envie ! Si c'est pas malheureux ! Justement, hier, M.
Bouscot m'avait dit « Firmin, je prends ce soir une drogue pour faire venir
la poitrine c'est rigolo, hein ? Oui, oui ! C'est rigolo ! Et pour moi,
donc ? C'est rigolo, peut-être ?
Il se croisa les bras et nous restâmes tous les deux silencieux devant ce
cadavre.
— C'est pas tout ça, recommença le coiffeur, il va falloir s'occuper de
la toilette D'abord, on va lui laisser sa canne. Depuis deux jours qu'il
l'avait, il ne la quittait plus.
Mais s'étant approché de la figure de Bouscot, il se releva vite en
s'écriant :
Elle a repoussé ! Ah nom d'un chien ! Elle a repoussé !
Et, plein d'entrain, il courut à la fenêtre, appela un gamin dans la rue
et lui commanda de courir à sa boutique : « Tu ramèneras Emile ! Tu lui
diras d'apporter son rasoir, le blaireau et la poudre de savon.
Dépêche-toi !... Émile ! Tu entends ? Émile, le nouvel apprenti qui est
entré hier ! »
— Ça lui fera la main, à ce gosse, fit-il en se retournant.
Gaston Chérau.