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LES
BAISERS ROUGES
par
MONTFERMEIL
(1900)
VIII
La famille Jabœuf
Il remonta la rue Bréda, puis la rue Frochot, arriva place Pigalle. Le Rat Mort et la Nouvelle-Athènes avaient fermé leurs portes. Tout était désert et silencieux.
— Montmartre, ce Montmartre qui, longtemps après que Paris a soufflé sa chandelle et mis son bonnet de coton, chante encore, et rit, et godaille, et vadrouille, Montmartre lui-même dormait.
Prosper fit quelques pas sur le boulevard, puis, arrivé à peu près à la hauteur de la rue Germain-Pilon, il se laissa tomber sur un banc.
Un immense désespoir pesait sur lui, écrasait ses épaules ; et, la tête dans ses mains, son chapeau tombé à terre., il sanglota longtemps, comme un enfant.
Dire qu'il avait attendu heures après heures Héloïse, faisant les cent pas dans la rue, ne quittant pas la porte du regard, éreinté, les genoux pliants, le crâne malade ; et qu'elle était arrivée enfin ; et qu'elle l'avait renvoyé, chassé, qu'elle ne voulait pas de lui !...
Dire… oh ! c'était plus horrible encore !... qu'en ce moment elle était avec un autre…
Ah ! cet autre, ce freluquet, ce petit sieur, comment n'avait-il pas sauté sur lui ?... Comment ne l'avait-il pas étranglé ?...
Héloïse lui avait dit : File ! et il avait obéi, comme toujours ; il était parti.
— Lâche que je suis ! murmura-t-il sourdement t à travers ses lèvres ; lâche ! lâche !
Et comme il songeait à ce qui vraisemblablement se passait à cette heure même, rue Clauzel, 17, dans cette chambre dont tous les détails lui étaient restés gravés dans la mémoire, comme il se représentait Héloïse et l'homme avec qui elle était rentrée, ensemble, il voyait rouge et l'envie le prenait, le désir féroce, fou, de retourner là-bas, de courir.
Oui, il grimperait l'escalier… on ne viendrait pas ouvrir, sans doute… tant pis ! il enfoncerait la porte… Il les surprendrait dans le lit... il sauterait dessus !...
Mais non... et son grand corps un instant soulevé retomba plus affaissé, inerte... non, il ne ferait pas cela ; parce qu'il n'oserait pas... puisque Héloïse lui avait ordonné de partir, de ne se représenter devant elle que quand il aurait de l'argent.
De l'argent ! de l'argent !... Il n'en avait pas de l'argent !...
Oh ! en avoir, en trouver, en gagner, n'importe ! pour pouvoir l'apporter à cette femme, en tas, le jeter à ses pieds, pour qu'en échange, elle lui donnât des baisers.
Ces baisers dont l'âcre saveur avait mordu sa chair, mis dans son sang une flamme dans son cerveau une folie !... ces baisers dont il n'aurait jamais assez, qu'il voulait encore, qu'il voulait toujours, toujours, encore toujours, à en mourir !
Il pleurait :
— Dites donc, l'homme !
Égaré, il releva la tête.
Deux gardiens de la paix étaient devant lui.
— Allons ! hop ! fit l'un ; on ne dort pas ici. Démarrez, si vous ne voulez pas aller au bloc.
Il les regardait, stupide, mort.
— Il est saoul comme un cochon ! déclara l'autre gardien de la paix.
— En voilà une corvée ! gronda celui qui avait parlé le premier.
Et se baissant, il voulut prendre l'homme sous l'aisselle pour le forcer à se mettre debout ; mais il fut étonné.
L'homme était atrocement pâle ; ses mâchoires tremblaient ; de ses yeux sortaient des ruisseaux de larmes.
Assurément, ce n'était pas là un ivrogne,
— Qu'est-ce que vous avez ? s'écria le gardien.
Et, s'adressant à son camarade :
— Vois donc, il pleure. ;
Tous deux, pendant un instant, considérèrent cet homme qui sanglotait.
Puis l'un d'eux :
— Êtes-vous malade ?...
— Non, répondit Prosper Jabœuf, articulant péniblement ce mot.
— Voyons ; il ne faut pas rester là... Ça n'est pas de bon sens… Allez vous coucher.
— Oui…
Ses mains tâtonnantes, cherchaient son chapeau ; un des gardiens de la paix, le ramassa, le lui remit sur la tête.
Il balbutia d'une voix étouffée.
— Merci.
— Avez-vous besoin de prendre quelque chose ?... Voulez-vous que nous vous conduisions au poste ?
Il refusait de la tête :
— Avez-vous un domicile ?
— Oui… oui…
— Eh bien ! allez-y.
— C'est bien ! bégaya-t-il. J'y vais.
Ils le regardèrent s'éloigner sous les arbres maigres du boulevard, dans la clarté froide de la lune :
— Ça, fit l'un, ça doit être un veuf.
Et l'autre, avec commisération.
— Pauvre diable !...
Où l'homme allait-il ?
Il marchait sans savoir ; ce fut machinalement qu'il redescendit la rue Frochot, la rue Bréda.
Il poussa une imprécation quand il se retrouva rue Clauzel, devant le numéro 17. Quoi ! ses jambes, son instinct l'avaient ramené là.
Oh ! misérable ! misérable qu'il était !
La fenêtre de la chambre à coucher, d'Héloïse était éclairée. – Oh ! il la connaissait bien cette fenêtre !... À travers les lames des persiennes closes, la lumière passait.
Il pensait :
— Ils sont là. Elle est avec cet homme.
Seule avec lui.
Et ses dents avides mordaient ses poings. Des rugissements gonflaient sa poitrine. Oh ! monter !... enfoncer la porte... les surprendre au lit tomber dessus !...
Il tremblait affreusement.
Puis, tout à coup il s'enfuit.
Quelqu'un qui l'eût vu, eût pu le prendre pour un malfaiteur qui se sauve, le coup fait…
Il fuyait la tentation atroce, lancinante, affolante de désobéir à Héloïse.
À toutes jambes, il parcourut la rue Clauzel et la rue des Martyrs, ne s'arrêta, hors d'haleine que derrière Notre-Dame-de-Lorette.
Il était en sueur. Il s'essuya le front, déboutonna son paletot.
Un souffle court, rauque, s'échappait de ses poumons.
Puis, lentement, pesamment, il marcha ; descendit le faubourg et la rue Montmartre, franchit les Halles pleines de mouvement et de bruit, traversa la Seine au pont au Change, puis au pont Saint-Michel, remonta le boulevard, lentement.
Le jour allait bientôt paraître.
Les balayeurs commençaient à se montrer. Des voitures bruyantes passaient au grand trot.
Un souffle froid passait à ras du sol, le long des maisons noires. Il tourna au boulevard Saint-Germain, longea la rue Monge qui monte et descend, suivant la courbe de la montagne Sainte-Geneviève, se trouva avenue des Gobelins.
La course était longue, bien longue. Il était bien fatigué. Ses genoux pliaient. Sa tête, lourde, vacillait. Dans la vasque d'une fontaine Wallace, au coin du boulevard Saint-Marcel, il trempa ses mains et avec le coin de son mouchoir humecta ses yeux enflammés et rouges.
Il était arrivé presque ; mais les derniers pas qui lui restaient à faire lui semblaient les plus rudes. Il traînait ses pieds lourds.
Le ciel maintenant, était tout blanc ; le jour s'élargissait ; dans les arbres de l'avenue, les moineaux jacassaient en ébouriffant leurs plumes.
Il faisait froid, très froid ; et l'homme et sentit tout écœuré, pris d'une nausée, d'une envie de vomir.
Rue Coypel, enfin. C'était là. Au numéro 12.
Le concierge fut lent à lui ouvrir ; et pendant qu'il attendait, l'homme s'appuyait contre le mur, défaillant, pouvant à peine se tenir debout, maintenant que l'excitation ne le soutenait plus, ne le défendait plus contre l'horrible fatigue.
Lentement, pesamment, il gravit, cramponné à la rampe, les cinq étages. À tâtons, il introduisit la clef dans la serrure, entra. Au bruit qu'il fit en refermant la porte répondit un léger bruit dans l'intérieur de l'appartement.
Une voix de femme, faible, à peine distincte, demanda :
— C'est toi, Prosper ?
— Oui, répondit-il, c'est moi.
Il n'entra point dans la chambre où l'on avait parlé, mais dans une autre où il se trouva seul.
Malgré les persiennes fermées, la clarté du jour-grandissant pénétrait.
L'homme avait, en entrant, jeté son chapeau.
Il ne semblait plus avoir qu'un désir, éprouver qu'un besoin, se reposer. Il s'assit sur le lit qui occupait le fond de la pièce pour retirer ses souliers. Il dormait déjà, le menton sur la poitrine, sans pensées. Et ce ne fut qu'au prix d'un effort qu'il parvint à dépouiller son paletot et son gilet, à faire glisser son pantalon.