Le mystère du cinéma Madelon
Le Petit-Parisien — 1er octobre 1922
Deux hypothèses, parmi toutes celles qu'on peut envisager, retiennent particulièrement l'attention de la police.
Le mystère enveloppant la fin tragique de la petite Suzanne Barbala subsiste encore cependant.
Tandis que les policiers tendent leurs fils, la même impression gagne peu à peu la plupart de ceux qui suivent, cette lamentable affaire c'est que le crime a dû être commis là où il a été découvert.
Ce n'est encore qu'une impression, mais nous croyons que la police judicaire n'y échappe pas.
Les certitudes…
Toute l'enquête est conditionnée par deux certitudes et un postulat.
La première, c'est l'heure à quelques minutes près où Suzanne Barbala a été vue pour la dernière fois.
On sait que, partie du domicile de ses parents, 4, boulevard du Port-Royal, à une heure et demie de l'après-midi, la fillette remonta l'avenue des Gobelins, traversa la place d'Italie et se présenta à la pharmacie Clémençon, 76, avenue d'Italie, pour y déposer une ordonnance.
Le pharmacien a bien, reçu la visite de l'enfant il était alors environ
deux heures. Ensuite, on perd sa trace…
Mais le résultat de l'autopsie est là, formel c'est la deuxième certitude qui va nous donner l'itinéraire probable de la malheureuse enfant. Le docteur Paul, en effet, a trouvé dans l'estomac des aliments (haricots, fécules, etc.) non encore digérés. C'est donc que le crime a été commis moins de deux heures après le repas soit vers deux heures et demie de l'après-midi. La petite Suzanne n’était pas allée bien loin pour trouver la mort.
Le postulat, c'est que l'assassin, qui a trouvé pour dissimuler les restes de sa victime, cette cachette extraordinaire, connaissait admirablement tous les aîtres du cinéma et les habitudes de son personnel.
Quelle que soit l'orientation que l'on veuille donner à l'enquête, voilà trois points unanimement admis.
... Et l'hypothèse
Suivons la petite Barbala lorsqu'elle sort de la pharmacie.

Elle va chez sa grand'mère, à Bicêtre. Le plus court chemin, c'est avenue d'Italie, tout droit. Elle est sur le trottoir de gauche. Elle le garde et, de ses petits pas d'enfant, arrive quarante-cinq numéros plus loin devant le 174 : Madelon-Cinéma.
Là, elle aperçoit, des affiches qui représentent des épisodes extraordinaires. Elle s'arrête, intéressée par les images reproduisant les épisodes sensationnels.
C'est alors que celui qui devait devenir un assassin entre en jeu. Étant admis qu'il connaît le cinéma et ses coutumes, il sait qu'à cette heure le rez-de-chaussée est désert.
En effet, même si Boverie, l'opérateur qui vient tous les vendredis, entre midi et heure, pour effectuer son changement de programme, est encore là ; il sait que le jeune homme se tient au premier étage, dans la cabine où est installé l'appareil de projection, et qu'il ne s'occupe nullement de la salle ni de ses annexes lavabos, loges, débarras, qui sont de plain-pied avec l'avenue.
Il invite donc la petite Suzanne à venir visiter le cinéma : on a beau être méfiante — comme l'était, parait-il, la petite Barbala — une fillette de onze ans est toujours curieuse.
L'enfant entra donc avec l'homme, qui, immédiatement, se livre sur elle à d'odieuses manœuvres. La petite repousse, veut crier : il lui met la main sur la bouche…
Il est deux heures et demie.
Que s'est-il passé exactement, après ? Le meurtrier a-t-il tout de suite dépecé le pauvre petit corps encore chaud ? L'a-t-il caché dans le réduit pour opérer plus tard plus à l'aise ? Peu importe. L'essentiel est que, le cadavre découpé, il en range les morceaux soigneusement pour les emporter, plus tard, un à un, sans éveiller l'attention.
Il n'a pas osé, ou n'a pas pu. Et voilà pourquoi, certain soir, on a découvert le vrai drame.
Ce qu'en pense M. Boverie
Mais ce n'est là qu'une hypothèse. Nous avons voulu savoir de M. Boverie s'il considérait la chose comme impossible.
L'opérateur habite un petit logement, dans une humble maison de Malakoff, 16, avenue Pierre-Larousse. C'est un garçon de trente ans, qui paraît vif et décidé. C’est lui qui, le premier, nous dit-il, est entré dans le réduit et a déclaré à M. Thiéry, son directeur, qu'il y avait là un cadavre.
— La grille du cinéma, lui demandons-nous, était-elle toujours fermée l'après-midi ?
— Ma foi, il m'arrivait bien de la laisser ouverte.
— Vous en êtes sûr ?
—Très sûr. J'ai même été « attrapé » pour ça par le patron.
— Et le 1er septembre ?
— Ah ça, je ne pourrai préciser le jour. Peut-être ce vendredi-là, peut-être un autre je ne sais plus.
— Vous rappelez-vous à quelle heure, le 1er septembre, vous avez quitté l'établissement ?
— Non, je n'en sais rien… Vers une heure, je crois. Oui, ça doit être vers une heure.
— Vous n'avez rien remarqué de suspect ? Vous n'avez rencontré ou aperçu personne ?
— Ma foi, non ! Personne de suspect. Peut-être quelqu'un faisait-il le ménage mais je n'ai pas fait attention ; c'était si naturel. D'ailleurs s'il y avait eu quelqu'un, m’en serais-je aperçu ? Jamais, quand je viens, je ne regarde dans la salle, et c'est tout juste si, depuis deux mois que je suis chez M. Thiery, je suis allé une fois sur la scène réparer l'écran Quant au réduit, j'en ignorai l’existence jusqu'au jour où j'y ai fait l’épouvantable découverte.
Les réponses que M. Boverie a eu l'obligeance de faire à nos questions ne détruisent donc pas l'hypothèse qui précède. Peut-être de nouvelles indications nous permettront-elles de la préciser ultérieurement.
On arrête le faux détective mais il n'est pour rien dans le crime
Nous avons signalé hier que la police recherchait l'escroc qui se disant « détective américain », avait soutiré 1.000 francs à Mme Barbala.
Ce personnage, Auguste Verdier, vient d'être retrouvé. Disons tout de suite qu'on ne saurait lui imputer l'assassinat de la fillette, car il est établi, indubitablement, que le 1er septembre il se trouvait dans le Midi et n'est arrivé à Paris que le 6. Il n'est donc inculpé que d'escroquerie.
Né en 1892, à Saint-Raphaël (Dordogne), Verdier est d'ailleurs coutumier de ce délit somme de celui d'abus de confiance, puisqu'il a déjà subi cinq condamnations pour des faits de même nature.
Le 6, quand il connut par les journaux la disparition de la petite Suzanne, il alla offrir ses services à Mme Barbala, déclarant arriver du Texas, en compagnie de cinq autres détectives ayant mission de traqueur un bandit redoutable. Policier habile, disait-il, il pouvait en même temps s'occuper de rechercher l'enfant:
Avec les 1.000 francs, il fit la fête, fréquentant les débits de boissons et les cinémas de Vincennes, où il était venu s'installer. Il se donnait toujours pour détective, spécialisé dans les recherches d'enfants disparus. Si bien que, dès la nouvelle du meurtre de Suzanne Barbala, l'individu fut signalé à M. Badin, commissaire de police de Vincennes.
Accompagné de son secrétaire, M. Palluel, et de l'inspecteur Pierrot, le magistrat se rendit, hier matin, dans un hôtel de l'avenue de Paris, où on lui avait indiqué la présence du « détective ». Mais celui-ci était sorti depuis le matin.
Au moment où M. Badin s'en allait, il aperçut, errant aux alentours du fort de Vincennes, un homme correspondant au signalement. Dès qu'il se vit cerné, l'individu se laissa faire sans résistance, disant seulement :
— Je sais pourquoi vous m'arrêtez mais je ne suis pas l'assassin.
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