Le drame de la Glacière
Cinq victimes
Le Petit Parisien — 21 mai 1893
Un drame qui a coûté la vie à cinq personnes s'est déroulé, hier matin, 107, rue de la Glacière. À cette adresse habitaient depuis onze ans les époux Coupé, marchands de vins ; le mari était âgé de quarante-huit ans et la femme de cinquante.

Le 107 est au fond à droite.
Ils avaient eu jusqu'à neuf enfants, mais n'avaient pu en conserver que trois : Georges. Albertine et Charlotte, âgés de quatorze, treize et huit ans. Georges était devenu aveugle, il y a six mois, à la suite d'une maladie.
Leur débit était situé au rez-de-chaussée et leur logement au premier étage ; ils payaient, pour le tout, au propriétaire de la maison, un loyer annuel de francs.
Les courses
Les époux Coupé adoraient leurs enfants ; et ils vécurent longtemps heureux.
Mais, il y a quelques années, l'établissement fut, on ne sait pour quelle cause, déserté par de nombreux clients ; et, dès lors la gêne se fit sentir dans le ménage.
Pour faire honneur à sa signature et élever sa famille, le commerçant songea à demander au jeu l'argent qui lui manquait et fréquenta les champs de courses.
Parfois heureux, plus souvent malheureux, il en vint à ne plus compter que sur ses gains du jeu ; et, ses derniers clients l'abandonnèrent.
Depuis dimanche il avait perdu des sommes relativement considérables qu'il possédait, ou même croit-on qu'il avait empruntées pour la circonstance.
Des traites devaient lui être présentées incessamment, et il se voyait dans l'impossibilité absolue de les payer.
Alors, lui, le commerçant jusque-là intègre s'affola à la pensée que sa signature allait être protestée.
Pour échapper à ce qu'il considérait comme une honte, il médita un épouvantable crime.
Le drame
La scène tragique a pu être reconstituée. Coupé persuada à sa femme qu'ils n'avaient plus qu'à se suicider et qu'ils devaient entraîner avec eux dans la mort leurs pauvres enfants. Avant-hier soir, les époux Coupé fermèrent leur débit à l'heure habituelle.
Georges, Charlotte et Albertine étaient restés auprès de leurs parents dans cette soirée suprême, tout étonnés qu'on ne les envoyât pas plus tôt dans leur chambre.
Vers onze heures, pourtant, toute la famille monta.
Les époux Coupé firent boire aux petits malheureux, qui ne devaient plus se réveiller, un puissant narcotique, puis redigèrent une courte lettre pour justifier leur suprême résolution: Depuis longtemps, déclaraient-ils, nous luttons contre le sort et les mauvaises affaires. Nous n'avons plus de travail. Nous avons des dettes et beaucoup de frais. Ne voulant pas être mis en faillite et avoir à souffrir de la faim, nous avons pris la résolution de mourir et de faire mourir nos enfants avec nous.
Nous demandons à être enterrés tous les cinq côte à côte.
Nous désirons ne pas être transportés à la Morgue.
Adieu !... Adieu ! et pardon.
Signé Femme Coupé.
Prière de remettre mes bijoux et mes vêtements à ma sœur.
Il nous reste 372 fr. 65 qui serviront pour nos funérailles.
Signé Coupé.
Elle dut paraître bien longue aux époux Coupé cette nuit passée dans les larmes et les regrets, près des enfants qui dormaient leur dernier sommeil.
La résolution farouche qu'ils avaient prise était pourtant irrévocable.
Coups de revolver
Hier matin, vers huit heures, quatre détonations retentissaient dans la maison.
La concierge, Mme Launé, les entendit, et, très étonnée déjà parce que le débit n'était pas encore ouvert, elle éprouva la plus vive inquiétude.
Après s'être concertée avec un voisin, M. Savin, boulanger, elle se rendit, boulevard d'Italie, chez M. Siadoux, commissaire de police du quartier.
Ce magistrat se transporta aussitôt 107, rue de la Glacière, accompagné d'un serrurier.
Le débit fut ouvert.
Un escalier en colimaçon conduit à la salle de billard où se trouve la porte donnant accès au logement.
On frappa d'abord sans pouvoir obtenir de réponse
— Ouvre donc, Coupé, s'écria alors M. Savin.
Mais, au même moment, une nouvelle détonation retentissait.
M. Siadoux donna alors l'ordre de fracturer la porte et on put pénétrer dans le logement. Dans la première pièce, un spectacle poignant s'offrit aux regards.
Coupé gisait à terre dans une mare de sang ; il tenait encore dans la main droite le revolver avec lequel il venait de se tirer une balle dans la tête.
Un peu plus loin, sur un lit de fer, était étendu le corps de Mme Coupé, la tempe trouée d'une balle.
Dans la pièce voisine, servant de chambre à coucher aux enfants, Georges et Albertine gisaient dans leur lit, frappés eux aussi d'une balle à la tempe droite ; une large tramée de sans avait rougi les draps et les couvertures. Charlotte, l'aînée des enfants, était accroupie dans sa couchette, cachant sous l'oreiller sa tête fracassée d'une balle. Le magistrat, le boulanger et le serrurier reculèrent d'abord épouvantés, muets d'horreur. Tous pourtant n'avaient pas succombé, la jeune Charlotte vivait encore, et son père, qui s'était tiré la dernière balle de son revolver en entendant la voix de son voisin, poussait de faibles gémissements.
Georges et Albertine étaient morts; leur mère, elle aussi avait cessé de vivre.
Les cadavres furent laissés d'abord à l'endroit même où le drame s'était déroulé mais dans la soirée on les transporta à la Morgue.
Quant aux blessés, ils sont soignés à l'hôpital Cochin.
À la dernière heure l'état de Charlotte était jugé désespéré mais on conservait l'espoir de sauver Coupé.
Celui-ci est gardé à la disposition de la Justice.
Toute la journée une foule considérable a stationné devant la maison qu'habitait l'infortunée famille, commentant le tragique évènement.
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