L'Huitre et les Plaideurs
Le Petit Parisien — 1er janvier 1896

Un différend des plus cocasses a éclaté hier entre la patronne d’un débit-restaurant de l'avenue de Choisy, Mme veuve Anaïs T. et un ouvrier tapissier, M. Alexis Jansier, âgé de trente-deux ans, demeurant rue de la Maison-Blanche, au sujet d'une huître.
Le litige a été porté devant le commissaire de police, qui n'a pas agi comme dans la fable, en mangeant l'huître, non seulement parce que c'était déjà fait et qu'il ne s'agissait pas du corps du mollusque, mais bien d’une perle qu'il renfermait.
Voici les faits
M. Jansier, qui est un gourmet, ne dédaigne point de s'offrir parfois un dîner fin, arrosé d'une bonne bouteille.
C'est dans de semblables dispositions qu'hier soir, à sept heures, il entrait dans l'établissement tenu par Mme veuve T.
Après avoir consulté religieusement la carte, il commanda un menu dont la composition faisait certainement honneur à ses facultés gastronomiques.
— Monsieur ne désire pas des huîtres ? lui demanda le garçon avant de s'éloigner
— Certes, oui s'écria le gourmet apportez-m'en une douzaine.
Il en était au onzième coquillage, lorsque, réprimant un juron, il fit une horrible grimace. Un corps dur se trouvait entre ses dents ; il le ramena sur ses lèvres et le posa sar son assiette, croyant que c'était une pierre. Quelle ne fut pas sa surprise en reconnaissant une toute petite perle, sans valeur, disons-le comme il s'en trouve quelquefois dans les huîtres comestibles. Mais M. Jansier, croyant avoir fait une trouvaille inestimable, s'écria tout joyeux :
— Une perle ! J'ai trouvé une perle ! Voilà un dîner qui ne me coûtera pas cher !
En entendant cette exclamation, la débitante accourut, examina la perle et déclara qu'elle lui appartenait.
Le tapissier se récria, alléguant que les huîtres étant à lui, ce qu'elles refermaient devenait sa propriété.
À cela, la veuve objecta qu'elle vendait aux clients la chair des mollusques, mais non les coquilles.
— La preuve en est, ajouta-t-elle, que personne ne les emporte.
M. Jansier ne voulait pas admettre cette prétention et une querelle s'éleva, qui ne tarda pas à dégénérer en dispute. Des gros mots furent échangés et le tapissier traita de « voleuse » la veuve, qui lui appliqua une gifle retentissante. M. Jansier, furieux, l'envoya rouler à trois pas d'une vigoureuse bourrade ; les autres clients intervinrent, on alla chercher des agents et les adversaires furent conduits au commissariat de M. Rémougin, à qui ils exposèrent leur différend.
Le magistrat n'a retenu que la question de voies de fait; quant à la perle, il s'est déclaré incompétent et a invité les plaideurs se pourvoir en Justice de paix.
Néanmoins, il leur a fait remarquer obligeamment que les frais qu'ils allaient assumer dépasseraient et au delà, la valeur de l'objet du litige, et que par conséquent ils feraient mieux, s'ils désiraient une perle, en acheter une avec l'argent qu'il leur faudrait débourser.
Mais les plaideurs n'ont pas voulu se ranger à ce sage avis, et ils veulent à tout prix soumettre l'affaire au juge de paix de l'arrondissement.