Les gosses en marge
5 - Petites fugues sur un thème banal
Il ne se passe pas de semaine sans qu'un ou plusieurs gosses disparaissent dans le quartier de la Gare. Nul d'ailleurs ne s'en émeut, sinon parfois la mère qui constate qu'avec le petit quelques billets ont pris la fuite. Mais le plus souvent, il faut le reconnaître, le gosse part les mains vides. Honnêteté ? non pas ; les enfants de ce coin de Paris savent comme le meilleur stratège l'art de vivre sur le terrain.
Cela
les prend un matin, comme ça, au réveil. Eux-mêmes ne sauraient pas dire pourquoi ; ils sentent
parfaitement qu'aujourd'hui il leur sera tout à fait impossible non seulement d'aller à l'école,
mais de rester sur le trottoir, bien sagement, à jouer aux billes. Et même d'aller ce soir à la
quête du charbon et des pommes ! Ce qu'il leur faut, ce dont ils ont réellement à cette heure-là
un aussi vif besoin que d'air, c'est la liberté. C'est ne plus voir sainte Jeanne d'Arc coiffée
de sa cagoule d’ardoises, ne plus sentir l’haleine de la cité. Alors, à peiné habillés, une tartine
à la main, leur sac à l'épaule, lourd de livres qu'ils n'ouvriront pas ce jour-là, ils s'évadent
tranquillement vers les horizons nouveaux dont ils rêvent.
Des horizons bien mesquins et bien simples. Ce ne sont pas des enfants à faire sur un essieu le voyage du Havre pour voir la mer et des navires ; ils ont la Seine, les péniches, les remorqueurs. Et puis, il faut bien l'avouer, ils n'ont rien de poètes en herbe :
— C'est bien rare, me dit la mère d'un de ces fugitifs chroniques, qu'ils sortent de la Butte-aux-Cailles. Une fois seulement, on en a trouvé un à la limite de Choisy. Le plus souvent, quand ils ont passé une nuit dehors, ils rentrent comme ils sont partis : avec leur sac et leurs livres comme „ s'ils sortaient tout bonnement de la classe.
— Mais ça doit les gêner, cet attirail !
J'interroge le petit, qui écoute, le front plissé, l'œil éteint avec l'air de quelqu'un qui ne parlera qu'à son gré :
— Que fais-tu de ton sac, quand tu te sauves ?
Un silence ; un béret poussiéreux qui tourne, dans des doigts énervés.
Puis, un regard en dessous :
— Te le cache.
— Et où ça ?
— Par là.
C'est un camarade plus bavard qui m'a révélé la cachette. Rue de Gentilly, rue Nicolas-Fortin, ailleurs encore se trouvent d'immenses terrains vagues dont les palissades sont disjointes, dont les murs croulent par endroits :
— C'est là, m'sieu, qu'i planquent leurs affaires, dans des trous, sous des tas de pavés.
« Ils viennent les déterrer avant de rentrer à la maison. »
… Où, sans doute, une fessée retentissante sert de conclusion à leur escapade. ?
Eh
bien, non. On s'est aperçu depuis longtemps que les fessées ni les sermons n'entamaient la belle
indifférence des gosses possédés par le démon de la fugue. Alors, à quoi bon les battre ?
— Quand ils veulent passer une nuit dehors, me confie une autre maman, une fort sérieuse maman que ses deux fils (douze et treize ans) ont accoutumée à leurs fantaisies, quand ils veulent passer une nuit dehors, ils la passent. Rien ne saurait les retenir. Tout jeunes, mes deux frères étaient de même ; ça ne les a pas empêchés de devenir d'excellents ouvriers, très rangés, et pères de famille.
Nantis de cette absolution, les gosses auraient tort de se gêner. Ne soyons pas plus rigoristes ; il faut bien que jeunesse se passe. Et la jeunesse, autour de la place Nationale, dans ce quartier si provincial d'allures, mais si bohème d'esprit, la jeunesse a des façons qui lui viennent d'un autre âge, du temps où des trente-deux manières dont Panurge savait se procurer de l'argent, la plus honnête était le larcin. Ce qui ne l'empêcha point, comme chacun sait, d'être le meilleur fils du monde.
R. Archambault.