La Tournée
V. - AUTOUR DE LA BUTTE-AUX-CAILLES
La Butte-aux-Caille prend le frais
Aux beaux soirs du printemps ces population familière s'ébattent dans ces venelles à cahots, dans ces étroits, obscurs jardins, munis encore de tonnelles et de treilles rachitiques. Elle va aussi par les voies toutes neuves.
Il faut que vous alliez le soir place Paul-Verlaine connaître la génération nouvelle. Les bancs sont chargés de belles filles et de garçons hardis. Ils vivent leur honnête petit roman avec des rires qui illuminent la nuit. Une élégance et une grâce vraies les vêtent. Ils savent danser les nouveaux pas dans les arrière-boutiques au son d'un phonographe dont le gigantesque pavillon éclate en soleil sous un éclairage économe…
Sur les dix, onze heures, la vie de la Butte-aux-Cailles se résorbe, les rues s'allongent, silencieuses sur leur lit de pavés luisants. Une fenêtre parfois jette une poignée de cris ; un haut-parleur nasille une fadaise, un grand air.
Des soldats quittent en hâte les bars à bon marché pour rejoindre la caserne de Lourcine. Des Arabes, des Italiens, des Yougoslaves disputent à coups de browning ou de gueule dans les dernières boutiques.
Quelques jeunes gars, en sifflotant, s'en vont d'un pas silencieux.
Si, entraîné sur la pente de la rue de l'Espérance, attiré par la poésie de ces mots rue du Moulin-des-Prés, on pousse au-delà, un goût d'aventure vous point.
Maintenant, les maisons s'écartent.
Dans l'air obscur, les constellations du printemps s'inscrivent. Parfois une usine illuminée coupe en deux les ténèbres, à la façon d'une herse de théâtre.
Personne ! Sommes-nous à Paris ? Des chiens aboient derrière les portes. La double haie des réverbères silencieux vous accompagne. Une rumeur, au loin ; l'appel d'un train et, soudain, une odeur vous saisit, connue mais étrange ici : l'herbe piétinée, la terre des soirs de campagne.
Un pré, vous dis-je ! L'herbe y est douce et noire comme une toison. Des sentiers plus clairs sinuent dans l'ombre. Une étoile grosse comme le poing se balance au-dessus de tout.
Il faut un moment pour entendre parler cette nature perdue parmi la ville de pierre et de fer. Des chuchotis sortent des buissons. Sur les revers herbus, des ombres s'animent. Un souffle hérisse doucement la chair.
C'est d'une nuit comme celle-ci que Napoléon parlait.

La suite : Le pays des Biffins