Le roman de la Bièvre
Elie Richard (1922)
Chapitre V
La Butte-aux-Cailles, en 1922, est encore admirable de résister au moderne. Sa ruralité, malgré vingt pointes de la nouveauté sur son territoire raboteux, survit. On y arrive par la rue du Moulin-des-Prés et la place Paul Verlaine, par la rue des Cinq-Diamants, ou par quelque ruelle à escalier d'un aspect 1830 réjouissant.

On remarquera que la voie entre la rue Henri Pape et la rue Damesme porte le nom de Jules Ferry. Il en sera ainsi jusqu'en 1939.
Quand on est sur la chaussée de la rue de Tolbiac, on ne sait pas que la rue du Moulin-des Prés qu'on vient de quitter, belle, neuve, adornée de gratte-ciels et de cités-jardins, subsiste derrière les maisons, les usines et les palissades, sous la forme d'un pittoresque amusant. Qu'on persévère, on trouvera un large terrain qu'une explosion, aux premiers temps de la guerre, a rasé. On y pénètre en poussant une planche disjointe. Un sol remblayé s'étale où des gamins pourchassent les merveilleuses inventions de leur cerveau neuf, réalisent les fantasmagories du cinéma. Des maisons, qui ont de la terre jusqu'aux yeux, bordent ce terrain. La rue du Moulin-des-Prés n'a plus qu'un flanc. Quelque jour, on lui rendra l'autre, quand le remblai sera parfait jusqu'à la place Paul Verlaine.
Nous sommes sur un lit de la Bièvre. Le sol prodigieusement exhaussé et mis en palier cache le vallon, étroit, mais raide qu'elle formait là. A six ou sept mètres, au-dessous de ces déblais rapportés, elle coulait, ombragée de peupliers, de bosquets, bordée de guinguettes et de maisons de campagne.

La rue du Moulin-des-Prés, pour gagner la place Paul-Verlaine, renaît avec deux murs moussus, où s’ouvrent des maisons qui ont connues inondations de la rivière, si j'en juge par leur construction, les escaliers qui mènent à des jardinets surélevés, le dénivellement.
Un petit hameau, quelques maisons de bois, de torchis, à tonnelles, subsistait dans ce vallon mal tué par les remblais de la rue de Tolbiac et de la rue Bobillot. On voit encore quelques-unes de ces habitations d'où l'on pêchait le problématique poisson de la rivière défunte.
Elles sont peintes de couleurs passées, adornées encore de tonnelles, 'munies de potagers. Malheureusement pour elles, on construit une piscine qui occupera un beau morceau de leur territoire. Leur abolition est proche. La rue du Moulin-des-Prés sera bientôt bordée de maisons de rapport, ébaubies de porter les mots champêtres de son nom.
Quand on a gravi la forte pente, passé la place Paul-Verlaine, on est à la Butte-aux-Cailles. Les rues Jonas, Samson, Alphan, d'autres, vont à la rue des Cinq-Diamants, qui est la voie principale, et, sur l'autre penchant, vers le boulevard Auguste Blanqui.

Ce ne sont que ruelles bourdonnantes, éclairées, le soir, de papillons de gaz, comme au siècle dernier. Voici le Paris de 1850 à peu près tel qu'Haussmann le connut.
La rue des Cinq-Diamants a sans doute été refaite au moment qu'on alignait le boulevard Auguste Blanqui. Il a fallu, pour la mettre au niveau de la chaussée qui mène à la place d'Italie, creuser dans la chair de la Butte une tranchée. Les maisons ainsi ont été rallongées par en bas, ce qui fait que les basses-cours se trouvent au premier étage. Il y pousse d'étonnants arbres, malades, poussiéreux, tout de même charmants, au haut d'escaliers qu'on a dû creuser dans les façades surélevées.
Nous sommes à la Maison-Blanche.
Le faubourg Saint-Marceau était venu, pas à pas, jusqu'ici. Le mur des Fermiers, durant soixante ans, le sépara de la Butte-aux-Cailles ; à présent, le 13e arrondissement les unit sans les fondre sous le chiffre fatidique.
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