La Bièvre
L’Aurore — 31 mai 1901
La colère de la Bièvre. — Avec les égoutiers. — Les sinistrés. — Rue de la Clef. — Passage Moret. — Vase pestilentielle. — Misères à soulager. — Rue de la Glacière. — Conclusion
La Bièvre, pendant l'orage de mercredi, s'est mise en colère ; terrible colère, dont nous avons déjà signalé hier les principaux effets, et dont je suis allé voir les traces avant qu'elles ne fussent effacées.
L'ignoble visite, et au cours de laquelle je regrettai plusieurs fois de ne m'être point muni de flacons de sels !
Avec les égoutiers
Le quartier des Gobelins était parcouru hier par de nombreuses équipes d'égoutiers, en vêtements de travail — bottes et bourgerons ; sur l'épaule, racloirs et balais ; au bras, le seau plein de « désinfectant ».
Rue Pascal, je me joins à l'une de ces équipes, et j'essaie de faire causer un des hommes.
Mais il me demande d'abord en baissant la voix :
— Vous êtes journaliste, hein ?
— Oui, de l'Aurore.
— Oh ! alors, suivez-nous.
Nous allons passage Moret.
Et à son regard, je comprends qua le spectacle vaudra le dérangement.
— Vous voyez, continue-t-il, la rue Pascal, qui est large cependant. Eh bien, la chaussée était couverte d'eau. Un vrai lac. Et rue de la Clef, d'où nous venons ! Vous savez qu'elle est en contrebas, comme la rue Censier. Toutes les eaux de la rue Monge, celles de la Bièvre, débordant par les égouts, les avaient envahies. C'était comme deux torrents. L'eau, encaissée, est montée à près de deux mètres, rue du Fer-à-Moulin, par exemple.
Tout en causant, nous sommes arrivés dans la rue Cordelière, dans laquelle débouche le passage Moret. La rue a été envahie également. La chaussée était couverte d'une boue noirâtre que des cantonniers ont déjà ramassée en tas dans les ruisseaux.
L'égoutier nous montre la ligne tracée par les eaux sur les murs, à cinquante centimètres au-dessus du trottoir.
Le passage Moret
Nous voici dans le passage. Il est étroit, bordé de murs sales limitant des mégisseries ou des maisons sordides peu élevées.

Le pavé est inégal, mais recouvert d'une épaisse couche de vase.
Les égoutiers, avec leurs grosses bottes ne s'en soucient guère. Je suis obligé à plus de précautions.
À mesure que nous avançons, la vase s'épaissit, et une odeur pestilentielle de plus en plus forte saisit à la gorge.
Enfin nous sommes au bout.
Le passage s'élargit un peu à droite et fait à gauche un angle droit.
Des deux côtés, par une étroite faille entre les maisons, apparaît la Bièvre qui s'est divisée.
Le bras de gauche parait d'un niveau un peu supérieur à celui de droite.
Le fond du passage, c'est une maison de trois étages, habitée jusqu'au rez-de-chaussée.
Sur le mur la même ligne noire, mais cette fois à près d'un mètre au-dessus du sol.
Des femmes en groupe se lamentent. Elles sont misérablement vêtues. Des tables, des chaises, une commode, enduites de boue, sont adossées contre la boutique d'un marchand de vin peinte en rouge vif.
Les égoutiers tiennent conseil. Ils se disposent à racler d'abord la chaussée, puis à laver à grande eau.
Je m'approche d'une grosse dame qui s'essuie les yeux avec le coin de son tablier de cotonnade bleu. Et je provoque ses confidences :
— La Bièvre a monté et vite, me dit-elle, que je n'ai eu le temps de rien sauver. Les deux bras ont
débordé presque en même temps. Tout a été envahi ici, et puis l'eau s'échappait par le passage vers la rue des Cordelières
(c'est-à-dire dans le sens opposé au courant].
Venez voir dans quel état sont les logements du rez-de-chaussée.
Tenez, allons jusqu'au bout au bras de gauche.
C'est M. et Mme Bidault qui habitent là. Ils ont cinq enfants, dont
l'aînée a quinze ans, la plus jeune dix-huit mois. Tout est gâché chez eux.
Mme Bidault était en train de faire du
« factice ».
— Du quoi ?
— Du factice, je vous dis. C'est des rognures de cuir qu'on colle et
qu'on étend sur une planche, de zinc et qu'on passe à la presse. Ça fait de très bon cuir.
— Bien, et alors !
— Alors, voilà la pluie qui tombe. Mme Bidault va chercher son bébé qui criait ; elle avait peur du tonnerre, vous
pensez. Ella veut sortir. Impossible. La Bièvre débordait déjà et touchait sa porte.
Je vois ça… Je crie à tout le
monde, parce que je suis concierge, j'ai au peu d'autorité : — Montez aux premiers.
Chaque logement a son escalier
L'autre bras débordait à son tour. Me voilà dans L'eau jusqu'à mi-jambe, sans prendre le temps de fermer mes fenêtres,
je monte à mon tour. J'étais propre ! il a fallu qu'on me prête des effets.
En bas, c'était épouvantable !
L'eau, la boue, toute la vase du fond était entrée dans les chambres, Par les fenêtres, des chaises n'en allaient, des
vêtements, des chaussures.
Et venez voir maintenant dans quel état c'est !
J'entre. C'est ignoble, en effet. La machine à coudre a été recouverte. Le mouvement est enduit d'une couche de vase. L'armoire a été à demi noyée. Le linge est trempé d'eau vaseuse. Le lit a été inondé jusque par-dessus les matelas, qui sont perdus.
Dans les autres logis, c'est plus infect encore.
Chez la concierge, Mme Guaydan, le plancher a été lavé et l'on peut y marcher. Les k autres sont inabordables, sauf pour les égoutiers qui s'y escriment. Je vois des édredons trempés, tachés ; des couvertures, des draps en tas, et sales ! De pauvres meubles que l'eau a perdus irrémédiablement.
Mme Guaydan me donne des noms des locataires inondés :
D'abord M. et Mme Bidault, cinq enfants;
M. et Mme
Bayer, deux enfants, l'ainé dix ans, le cadet sept ans ;
M. et Mme Chalandar.
— Tout cela est perdu, reprend Mme Guaydan. Car l'eau n'est pas que vaseuse, elle dît chargée de produits chimiques qui brulent tout. Et les caves que j'oubliais !
Mme Guaydan m'ouvre une porte qui donne sur le trottoir même.
Elles sont pleines d'eau, et de quelle eau !
— Vous voyez ce tonneau, c'est un tonneau de cidre. Il a été roulé. Il avait été mis en perce il y a huit tours, et la bonde avait été enlevée. Tout le cidre est dans la cave. C'était à un locataire, M. Poulain, qui lui aussi a cinq enfants.

Mais voilà, longtemps déjà que je patauge dans la boue, que je respire l'odeur innommable qui s'en exhale. J'ai hâte de fuir. J'assure Mme Guydan de la sympathie de l'Aurore de celle de ses lecteurs, et je me sauve.
Le long de la Bièvre
Je remanie à droite la Bièvre, qui coule à pleins bords, bientôt elle disparaît de nouveau sous la ruelle des Gobelins et la rue Croulebarbe.
Rue Vulpian, les sapines d'une maison en construction ont failli se renverser. Au passage d'un tombereau vide, le sol s'affaissa à leur base. L'égout venait de crever. La circulation est interdite
Boulevard d'Italie, une maison construite en contre-bas menace de s'effondrer. Les eaux de pluie avait envahi le rez-de-chaussée et les caves. Elle abritait une douzaine de locataires et un blanchisseur, M. Witszite. Le propriétaire, qui n'est autre que l'oncle de M. Millerand, a logé provisoirement ses locataires dans le voisinage. La maison devra être abattue.
Rua de la Glacière, les dégâts ont été considérables également. Au 85, la Bièvre coule à ciel ouvert à l'extrémité d'une longue impasse. Elle disparaît d'ailleurs tout de suite dans un petit boyau haut de 0,60 centimètres et large de 0,40.
Une pauvre femme de soixante-douze ans était seule dans la maison bâtie sur le bord. Son fils est cocher, à son compte. Un cheval restait donc à l'écurie. La rivière monta, monta si vite que la vieille femme, Mme Collinet, eut à peine le temps de se sauver chez une de ses voisines dont les fenêtres surplombent la Bièvre. L'eau ne trouvant aucune issue, monta à 3 m. 60, noya le cheval, qui criait à fendre le cœur. Elle fit sauter ou amont, un pont et une voûta dont les pierres jonchent maintenant son lit. Un peu plus haut, elle renversa les bâtiments d'une mégisserie, ainsi que nous l'avons dit hier. Un ouvrier y fut blessé qui est encore dans un état grave, et les deux ou trois mégisseries qui s'élèvent à cet endroit sont en chômage. Les cuves ont été renversées, plu- sieurs milliers de peaux abîmées ou emportées par le courant.
Que faire ?
De mémoire d'homme, les riverains ne se souviennent pas que la Bièvre ait été si mauvaise.
Ils accusent les endiguements qu'on lui a fait subir et affirment que, si elle a enflé à ce point, c'est qu'elle n'a plus assez d'exutoires.
C'est probable, et il y a certainement des précautions à prendre pour l'avenir.
Il faut que les plus violents orages puissent sévir sans qu’on ait à redouter les accidents de mercredi. Il s'agit de créer des égouts de dérivation en nombre suffisant et d'une section suffisante.
On évitera ainsi, les distributions de secours que la Ville va être obligée de consentir, et qui forcément seront bien maigres.
Et l'on aura réalisé ainsi des économies, de vraies économies.
Albéric Darthèze
Crues, inondations et débordements de la Bièvre
Les colères de la Bièvre (La République française, 1er juin 1901)
Crue de 1665
L'orage du 29 mai 1901
- L'orage (L'Aurore, 30 mai 1901)
- Terrible orage à Paris (Le Petit-Journal, 30 mai 1901)
- Le débordement de la Bièvre (Extrait du précédent s'attachant plus particulièrement aux dégâts survenus dans le secteur de la Glacière autour de la rue Daviel.)
- La crue de la Bièvre (Albéric Darthèze, L'Aurore, 31 mai 1901. L'auteur de l'article évoque les dégâts subis par les habitants du passage Moret.)
- Après l'orage (Le Figaro, 31 mai 1901)