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UNE ÉVOCATION DU
13E ARRONDISSEMENT DE 1860 AUX ANNÉES 30
Vendredi 2 juin 2023
Le 13e dans la littérature
Littérature
Contes du Journal
Un Crime passionnel
Le Journal — 14 novembre 1908
De temps à autre, raconta Georges Delavarre, les riches mêmes apprennent brusquement qu'il y a des bêtes féroces dans notre société comme dans les forêts vierges. Il est arrivé en effet qu'on saigne un banquier, un propriétaire, voire un homme politique comme un simple porc. En somme, c'est rare. Les gens matelassés de billets de banque et nichés dans des appartements confortables ne périssent guère de la main de leurs semblables et n'en subissent que d'insignifiantes violences. Mais dans les faubourgs obscurs, il n'en va pas de même… Là, le fauve pullule beaucoup plus qu'il ne pullule dans la sylve brésilienne ou dans les pampas argentines.
Et les brutalités que subissent les faibles sont nombreuses autant que dégradantes.
Je songe à l'histoire de la petite Jeannette, qui vivait dans le noble quartier de la Gare. Cette petite Jeannette appartenait à une honorable famille, qui, d'après le contrat social, avait droit à toutes les protections du juge, du commissaire, du sergent de ville et des citoyens honnêtes, qui sont, après tout, l'énorme majorité des citoyens. A quinze ans, c'était une créature agréable à regarder.
Deux yeux frais, couleur de tourmaline, s'allumaient entre ses paupières ; la pâte de sa joue était appétissante comme du pain blanc ; son crâne produisait une chevelure abondante mi-partie paille, mi-partie feuille morte, fort douce au toucher ; elle entr'ouvrait des lèvres naïves et rougis sur des criquettes lumineuses comme de petits coquillages blancs. Assez petite mais bien en chair, elle marchait d'une manière plaisante, comme beaucoup de ses sœurs de la Gare, des Gobelins, de la Maison-Blanche ou du Faubourg-Saint-Jacques. Aussi bien les garçons la recherchaient-ils, ce qui, de par la nature, devrait être un gage de bonheur pour une jeune fille, mais ce qui était une source d'ennuis pour Jeannette. Car elle avait plu au grand Goujard et au fils Matoré, qui ne lui plaisaient pas du tout, le premier étant une brute qui sentait du nez, et le deuxième un voyou sardonique, avec un poil énorme dans la main. Tous deux la voulaient pour leur plaisir ; Matoré devait en outre se dire qu'elle l'aiderait à éviter cette saleté de travail qui dégrade l'homme et l'empêche de fréquenter les champs de courses.
Ils la suivaient avec patience, flatteurs d'abord, puis agressifs. Leur seule rivalité donnait un peu de répit à la petite. Mais Matoré, sûr de l'emporter par la ruse, laissait généralement la sortie du soir à Goujard, retenu à midi, et suivait pendant le jour.
Quand deux mois se furent écoulés, Matoré fit entendre les premières menaces. Il n'aimait pas qu'on se fiche de lui, il avait un bon couteau à cran et il connaissait l'art de s'en servir !
— Tu m'as assez fait poireauter, remarquait-il de l'air d'un homme qui veut être payé de son travail. Si tu continues à te payer ma poire, je fais un sale coup.
Quelques jours plus tard, Goujard fit à son tour entendre des paroles sévères et emblématiques :
— Tu me fais grimper à l'arbre. Tant pire si je perds la tête, tu l'auras voulu !
Elle savait qu'ils ne prononçaient pas de vaines paroles. On ne comptait pas les coups que Goujard avait répartis entre les yeux, les nez et les mâchoires de ses contemporains : plusieurs en gardaient la g….. de travers ; d'autres s'étaient vu disloquer une guibolle ou démettre une épaule. Quant à Matoré, il comptait une douzaine de boutonnières à son actif, dont une avait failli mener son homme au cimetière de Bagneux.
Aussi la petite était-elle épouvantée.
Elle n'osait pas se plaindre à son père, qui était un pauvre vieux délabré, ni au commissaire de police, qui, elle le savait par des exemples nombreux, pouvait bien intervenir pour réprimer, mais non point pour prévenir. Alors, il n'y avait qu'à attendre un mauvais coup ou sinon à se donner au grand Goujard, qui la protégerait contre Majoré, ou à Matoré, qui la protégerait contre le grand Goujard.
La petite Jeannette en devenait folle. À la fin, elle se décida à la fuite. Elle se cacha au fond des Batignolles et, à force de courage et de bonne volonté, se tira d'affaire.
La vie recommença. Même le bonheur montra son visage léger. Jeannette connut un peintre en bâtiments. Cet homme brossait les façades avec ingénuité et bonne humeur ; il était comme un petit enfant par le naturel et par l'insouciance. Et il avait une confiance parfaite dans le sort, vu qu'il gagnait dix francs par jour.
Après avoir rencontré six ou sept fois Jeannette, il songea qu'elle ferait son affaire ; il l'aborda pour le lui dire. Ensuite, ils firent quelques promenades.
Ils crurent, avec raison, qu'ils pouvaient se mettre en ménage ensemble ; même, ils en informèrent les autorités compétentes et reçurent l'approbation de l'adjoint au maire du dix-septième arrondissement. Après quoi, ils furent très contents l'un de l'autre, pendant plus de dix-huit mois, et se le prouvèrent par des actes agréables et d'excellents propos. Mais ils firent une excursion au bois de Vincennes, un jour de semaine, accompagnés de veau froid, de langue fumée, de tarte aux cerises et de vin cacheté, qu'ils consommèrent en vue du lac.
Comme ils achevaient la tarte, avec un plaisir extraordinaire, trois voyous parurent. Ils portaient le melon et le chandail ; ils avançaient des têtes livides, d'une façon crapuleuse, et en traînant la patte. Des perroquets, du vin blanc, des bitters fermentaient dans leurs estomacs et allumaient leurs prunelles. L'un d'eux se donna un coup furieux sur la cuisse, sa bouche se tordit :
— Mince, rauqua-t-il. C'est la môme…
Une expression sinistre roidit sa face; son regard devint fixe ; il s'avança vers le peintre et Jeannette, qui tremblait de tous ses membres. Car elle avait reconnu Matoré. Lui, s'avisant de son trouble :
— Au moins tu me remets ! ricana-t-il en fourrant la main dans sa poche.
Et s'adressant au peintre, d'une voix d'assassin :
— Je te prends pas en traître, c'est ma môme que t'as là. Tu vas me la rendre tout de suite et te cavaler, Ou bien il y aura du mauvais !
Le peintre s'était levé, ahuri d'abord, puis furieux. Il avait des raisons majeures pour savoir que Jeannette, avant son mariage, n'avait été la môme de personne.
Et il cria avec énergie :
— Tu fais erreur ou tu te payes ma balle ! C'est ma femme, et puis elle n'a jamais été la tienne.
— Rouspète pas ! répliqua Matoré en tirant son couteau. C'est-y oui, c'est-y non ? C'est ma môme que je dis et je la veux.
— Salaud ! gronda le peintre.
Il se mit en défense. C'était un homme vigoureux, mais qui n'avait jamais appris que le maniement de la brosse.
Lorsque Matoré fit mine de l'attaquer, il donna un coup de poing qui rata, puis un autre qui atteignit le malandrin à l'épaule. En même temps, le couteau lui entrait en plein dans le cœur. Il poussa un cri épouvantable et tomba.
— Bien fait ! cria Matoré avec une fureur triomphante. Des types comme ça, faut pas les manquer. Tant qu'à toi, la môme… ouste ! faut nous suivre.
Elle était à moitié morte d'horreur.
Et quand il mit la main sur elle, elle se débattit avec de tels cris qu'il s'indigna et lui administra un grand coup de couteau dans le ventre. Il la laissa pour morte et continua sa route avec les poteaux.
*
* *
Quant à la fin de l'aventure, elle est très simple et vous lisez à chaque instant la pareille dans votre journal.
Jeannette fut ramassée par des passants, fut expédiée à l'hôpital, guérit mal et demeura infirme. Matoré parut devant douze citoyens de la ville de Paris, affirma que la femme du peintre avait été sa maîtresse et l'avait salement lâché. Lorsque Jeannette jura le contraire, plusieurs jurés eurent un bon sourire de Parigots qui la connaissent dans les coins. Et, vu que c'était un crime passionnel, Matoré s'en tira avec quelques mois de prison.
Derrière le nom de J.-H. Rosny se cachaient les frères Joseph Henri Honoré Boex (1856 - 1940) et Séraphin Justin François Boex (1859 - 1948), tous deux nés à Bruxelles. Après leur séparation en 1908 — l’année de la présente nouvelle — ils poursuivirent des carrières l’un sous le nom de J.-H. Rosny aîné, l’autre sous celui de J.-H. Rosny jeune. J.-H. Rosny aîné est aujourd’hui considéré comme l’un des précurseurs de la science-fiction.
Le 13e en littérature
Rue du Dessous-des-Berges
par
Jules de Gastyne
Il existe à Paris, dans les quartiers perdus, des rues mornes et désertes qu'on traverse avec un sentiment de stupeur.
(1906)
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A travers la Maison-Blanche
Les apaches de la Butte-aux-Cailles
par
Lucien Victor-Meunier
Un instant plus tard, elle était dehors dans le terrain vague qui descendait en pente rapide vers la vallée de la Bièvre...
(1907)
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La poterne des Peupliers
par
J. H. Rosny Ainé
Un homme s'arrêta sur la route, près de Gentilly. Il considéra le paysage misérable et puissant, les fumées vénéneuses, l'occident frais et jeune comme aux temps de la Gaule celtique.
Si l'auteur nomme une poterne des Tilleuils, c'est bien de la poterne des Peupliers dont s'agit.
(1910)
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Rue des Peupliers
par
Jules Mary
Un des coins de Paris, misérable et sinistre. La longée des fortifications plantées d'arbres en double ou triple rangée, le côtoie pourtant de verdures plaisantes durant la belle saison, mais, en réalité, sépare pour ainsi dire cette région parisienne du reste du monde. Du haut de la rue des Peupliers...
(1908)
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Quartier Croulebarbe
par
Émile Gaboriau
C'est là un quartier étrange, inconnu, à peine soupçonné de la part des Parisiens...
Où Emile Gaboriau fait découvrir le quartier Croulebarbe à ses lecteurs.
(1868)
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La Cité Jeanne-d'Arc
par
Auguste Brepson
La cité Jeanne-d'Arc est ce vaste ensemble de bâtiments noirs, sordides et lugubres percés comme une caserne de mille fenêtres et dont les hautes façades s’allongent rue Jeanne-d'Arc, devant la raffinerie Say.
(1928)
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Butte-aux-Cailles
par
J. H. Rosny Ainé
L'homme suivit d'abord la rue de Tolbiac, puis s'engagea par ces voies ténébreuses, bordées de planches, de lattes et de pieux, qui montent vers la Butte-aux-Cailles. Les oiseaux des réverbères dansaient dans leurs cages de verre. On apercevait des terrains fauves, des chaînes de bosselures, des rampes de lueurs, des phares dans un trou du ciel, et, du côté de la Butte, un nuage de feu pâle évaporé sur Paris...
(1910)
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Saviez-vous que... ?
La rue du Tibre, dans le quartier Maison-Blanche, a été ouverte sur l'emplacement d'une voirie d'équarrissage, elle a porté le nom de rue de la Fosse-aux-Chevaux, puis du Tibre, à cause de la Bièvre autour de laquelle ont été groupés des noms de fleuves.
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Le pont National, oeuvre des ingénieurs Couche et Petit, a été achevé en 1853. Il portait initialement le nom de pont Napoléon III.
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En 1911, selon Le Gaulois, on comptait onze ruelles dans Paris dont trois dans le treizième arrondissement : la ruelle des Gobelins, la ruelle des Kroumirs et la ruelle des Reculettes.
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Jusqu’en 1934, l’avenue d’Italie était parcourue de rails de tramways qui durent être retirées après l’arrêt de leur exploitation.
Excelsior rapportait que « mettant à profit l'inévitable bouleversement du sol entraîné par ce travail, des cantonniers mosaïstes remplacent les gros pavés de grès de l'avenue par un revêtement moins sonore (et surtout moins dommageable pour les ressorts d'automobiles) constitué par de petits cubes en pierre grise recouverts de goudron » et ajoutait que « dans quelques semaines, l'avenue d'Italie — l'un des chemins qui mènent le plus directement à Rome —- se classera parmi les mieux aménagées de toutes les sorties de la capitale. »