La rue des Peupliers
vue par Jules Mary (1908)
Extrait de "Perdues dans Paris"
Denis était monté près de Dédé. L’auto filait à toute vitesse vers la Glacière.
Puis, faisant un détour, passait par les solitudes du boulevard Jourdan et du boulevard Kellermann... longeant le glacis des fortifications... et elle vint s’arrêter sous le pont où commence la rue des Peupliers...
La rue, serrée entre des terrains vagues, s’allongeait dans les ténèbres...
Pierre descendit, prit Modeste dans ses bras, et l’emporta en courant.
L’auto vira, regagna Paris. Et, de loin, boitant, car son genou tuméfié le faisait toujours souffrir, Denis suivit son frère... le souffle rauque, haletant de haine, de rage, d’impuissance !...
IX

Un des coins de Paris, misérable et sinistre. La longée des fortifications plantées d'arbres en double ou triple rangée, le côtoie pourtant de verdures plaisantes durant la belle saison, mais, en réalité, sépare pour ainsi dire cette région parisienne du reste du monde. Du haut de la rue des Peupliers ― qui n'est pas une rue mais un simple tracé d'une voie que ne borde aucune habitation digne de ce nom ― regardez vers les fortifications et vous apercevrez en face de vous, à droite et à gauche, un chaos de misérables taudis et de cabanes en planches, de maisonnettes à demi ruinées, bâties au hasard, jamais achevées, ouvertes à tous les vents, carreaux brisés ou fenêtres défoncées, vestiges d'une ville, qu'un fléau vient de ravager. En quelques enfoncements de terrains, cachées derrière des palissades, des voitures de pauvres forains, toutes petites et se faisant très humbles, pour échapper au regard des hommes, de ces voitures comme vous en voyez par les routes, traînées par un cheval étique et poussif, ou par un âne aux bons yeux de résignation philosophique... le plus souvent par le mâle ou la femelle dont c'est la demeure, pendant que trottent, tout autour, des enfants pieds nus, jambes nues, et que, sur quelque paillasse à l'intérieur, d'autres enfants gémissent. Que font-ils là, derrière ces palissades, les habitants de ces voitures ? On ne le sait. D'où viennent-ils ? Comment y vit-on ? De quels expédients et de quels profits ? On ne l'a jamais su. Autant de problèmes de la misère, du malheur, aussi bien que de la paresse et du vagabondage. Tout ce coin de la grande ville disparaîtra quelque jour, remplacé par les confortables maisons modernes, mais, en ce moment encore, il apparaît comme une lèpre qui ronge Paris, à deux pas des élégances bien peignées du parc de Montsouris, en face des boulevards solitaires taillés dans le glacis des fortifs, fermé par la poterne des Peupliers et la porte de Bicêtre, animé seulement par quelques chantiers de charpentes, par des guinguettes en planches peintes en rouge, établissements de hasard, cantines d'ouvriers des chantiers. Ceux qui achèvent le percement de la rue ont adopté le Repos de la Montagne, enseigne affriolante d'une auberge étrange, invraisemblable, haute de deux mètres, et large de cinq ou six... perchée sur un talus... Le long de toutes ces choses, aux fenêtres, sur les palissadés, par terre, sur les voitures, sur les démolitions, s'épandent des linges de toutes les couleurs, lessives à l'essorage.
C'est dans ce quartier, où nous avons déjà conduit nos lecteurs, que l'auto de Dédé venait de déposer les Sambut emportant Modeste comme une proie…
Dans ce quartier que domine là-haut, hors des murs, en un appel sinistre, l'hospice formidable de Bicêtre, refuge de vieillards il est vrai, mais asile des insensés et des enfants idiots, cage grillée des fous furieux et des alcooliques…
Lorsque Modeste revint à la vie, elle crut continuer son rêve... C’était si étrange, ce qu’elle voyait, si impossible même, que cela ne pouvait appartenir qu’au monde des fictions que créent les cauchemars...
Tout d’abord, la mémoire lui revint des derniers événements... de ses dernières pensées... de ses projets de mort et de leur mise à exécution. Elle se souvint parfaitement qu’elle s’était pendue dans sa chambre de la rue Boissy-d’Anglas, au cordon de tirage de ses rideaux de fenêtres... Elle avait cru que c’était fini... que c’était pour toujours le repos... Mais d’autres souvenirs, exécrables ceux-là, se ruaient à son esprit éperdu... Quel était cet homme penché sur elle ? la couvrant d’un regard plein de passion et plein d’ardeur, d’un regard qui ne pardonnait pas ?... Et ce baiser qu’elle a reçu ? qui lui brûle la nuque, qui brûle ses lèvres ? Elle a crié au secours... L’homme impitoyable s’est mis à rire en disant : « Il faut te résigner, ma fille ! »
Elle avait demandé pardon : « Ayez pitié ! Ayez pitié ! » puis ce fut tout.
Elle ne se souvenait plus de rien. Et maintenant qu’elle venait de s’éveiller et que ces cris, ces paroles brutales, ces épouvantes, ces visions lui revenaient à l’esprit, où se trouvait Modeste ?
On eût dit qu’elle était au centre de la terre...
