L'image du jour
La rue Jonas fut l'une des dernières rues éclairées par des quinquets. Ceux-ci subsistèrent au moins jusqu'en 1913.
UNE ÉVOCATION DU
13e ARRONDISSEMENT DE 1860 AUX ANNÉES 30
Littérature
La vague rouge
(Roman de mœurs révolutionnaires, 1910)
J. H. Rosny Ainé
— Eh va donc ! foutu jaune, ricana Pouraille. Si mon cousin avale le goujon, c'est les exploiteurs qui l'auront crevé. Pas la peine de les excuser ! Je les connais dans les coins : si y n'avaient pas besoin de nous, y ne penseraient qu'à nous faire mitrailler !
L'homme secoua sa barbe et murmura :
— Il a raison ; il n'y a rien de commun entre nous et les bourgeois !
C'étaient d'antiques paroles. Les plus jeunes les avaient entendues mille fois. Mais il y a la manière.
L'homme tournait, au-dessus des têtes, une face grave, têtue et mystérieuse. Son regard brûlait, large et d'une sincérité impressionnante. Il excitait la curiosité par un geste dont la rareté soulignait la force.
— Non ! répéta-t-il en haussant la voix, les exploiteurs et les ouvriers ne peuvent pas s'entendre et ne doivent pas s'entendre. Ce serait contre nature !
— Pourquoi ? demanda Castaigne. C'est comme si on disait que c'est contre nature de graisser une machine.
— C'est comme si je disais, répliqua l'autre avec emphase, que les hommes et les chevaux ne peuvent pas s'entendre ! Le cheval n'a qu'à se soumettre, l'homme n'a qu'à commander. Il serait ridicule qu'il en fût autrement.
— Tu n'es pas flatteur pour nous, reprit Thomas. Si on est des chevaux, pour sûr qu'il n'y a rien à faire. Mais si on est des hommes comme les capitalistes, on peut s'entendre. Ça se tire de ta propre comparaison.
— Si nous sommes des hommes, nous n'avons qu'une chose à faire, c'est de le prouver. Et nous ne l'aurons vraiment prouvé que le jour où nous cesserons de travailler comme des bêtes de somme.
— Je ne dis pas que nous n'ayons pas à lutter pour un meilleur sort. C'est notre droit et notre devoir. Je demande seulement pourquoi nous ne pourrions pas arriver à une entente. Pourquoi ne serions-nous pas à la fois capitalistes et ouvriers ?
— Je l'ai dit, répéta tranquillement l'homme. Parce que c'est contre nature.
Il s'était levé ; il semblait regarder très loin, dans l'ombre extérieure, par-dessus la Butte-aux-Cailles.
— C'est contre nature, appuya-t-il, parce que notre instinct, comme l'instinct des bêtes dont nous descendons, est de garder par la force ce qui a été conquis ou de prendre par la force. Si nous nous adressons aux exploiteurs, il est impossible que nous ne soyons pas trompés et bafoués. Quand eux-mêmes voudraient mieux faire, ils ne le pourraient pas. La position qu'ils tiennent, et qu'ils doivent défendre, les y condamne. S'il en était autrement, depuis le temps où nos pères ont levé le drapeau du socialisme, les bourgeois auraient amélioré notre sort. Beaucoup ont été pavés de bonnes intentions ; beaucoup ont pleurniché sur la misère du travailleur ; beaucoup ont prêché l'aide au peuple. Le résultat, c'est que le capitaliste n'a pas désarmé une minute, qu'il nous a bernés sans arrêt, qu'il nous opprime autant et peut-être plus que jadis.
— Il y a progrès ! affirma Castaigne.
— Peut-être. Mais c'est à nous seuls que nous le devons. C’est à nos grèves, c'est à nos réclamations, c'est à la crainte que nous inspirons, c'est grâce encore aux disputes des partis, aux luttes qui divisent ceux qui tiennent l'assiette au beurre, comme c'est peu de chose ! Quelle misère en comparaison des progrès de la science ! L'humanité possède aujourd'hui un outillage dix fois plus puissant qu'en 1848. Si on voulait, rien ne serait plus facile que de donner à tous la nourriture abondante, le logement spacieux, le vêtement commode, le repos, le loisir, le luxe même — j'entends ce confort qu'on appelle encore le luxe et qui, plus tard, apparaîtra si simple. Les exploiteurs ne le veulent ni ne le peuvent ! Ils ne le veulent pas, parce qu'ils craignent que le bien-être généralisé ne les prive de leurs monstrueux privilèges; ils ne le peuvent pas, parce que le système de production capitaliste mène fatalement à des vues étroites, parce que la concurrence est de par sa nature un féroce gaspillage de forces, enfin, parce que le régime tout entier empêche l'éclosion de la pensée populaire, qu'il nous abrutit, nous décourage et nous débilite, à l'usine, à la fabrique, au chantier, au bureau, à la caserne et sur les sillons! Le régime capitaliste est l'effort d'une minorité contre une majorité. Cet effort ne peut aboutir à la victoire du petit nombre que par une destruction colossale d'intelligence !
Sa voix enveloppait l'auditoire. Elle était comme un être insinuant et robuste ; elle agrippait, elle mordait, elle hypnotisait ; menaçante pour l'ennemi dont elle criait la malfaisance, elle était extraordinairement tendre pour ceux qu'elle conseillait. Le père Meulière et Jules Castaigne, qui détestaient le socialisme, se sentaient dominés par l'attention des autres : cette attention était devant eux comme une police et comme un obstacle ; elle arrêtait leurs répliques.
L'homme continuait :
— Ah ! vous pouvez en croire la dure et sinistre expérience. Il n'y a pour nous, dans les cœurs bourgeois, que mépris et que haine. La misère ne les apitoie qu'à la surface ; nos plaintes les irritent, nos réclamations les indignent. Comme leurs pères de 48 et de 71, nos maîtres sont prêts à nous faire fusiller et déporter. Nous sommes les chevaux ; ils sont les hommes : ils ne sauraient comprendre que les chevaux veuillent être des hommes. Allez ! nous ne les tiendrons que par la crainte, nous n'aurons que ce que nous saurons conquérir. Et nous ne conquerrons que par notre action personnelle. Ceux qui mettent leur confiance dans la politique seront pris au pire des pièges. Ils verront successivement de nouveaux partis bourgeois se former avec les troupes qui devaient défendre la cause ouvrière ; ils verront les ministères, les hommes, les emplois aller de Pierre à Paul et de Jacques à Auguste. Augagneur gouvernera Madagascar et l'homme de Limoges ira toucher les impôts à la Réunion. La politique corrompt à coup sûr tous ceux qu'elle louche : c'est la mouche à viande du socialisme.
Il baissa la tête et releva doucement sa barbe, du revers de la main, puis :
— Lors même qu'ils seraient irréprochables, les députés socialistes s'agiteraient dans le vide. Car ils entretiennent une confusion qui retarde sans fin la victoire du prolétariat. Il n'y a de commun entre eux et les syndicats qu'une vague aspiration, encore étouffée par la fatalité politique. En effet, le parti socialiste assemble au hasard des bourgeois et des ouvriers de catégories diverses. Tous ces gens ont des intérêts contradictoires ; ils ne peuvent s'entendre que sur des réformes secondaires : pour le reste, ils chicanent, et bien inutilement, incapables de se convertir aux idées les uns des autres, ni même de les comprendre. Par suite, un député se montrera d'autant plus embarrassé qu'il sera plus honnête : tout finira par de ridicules palabres, par un gaspillage formidable de force et de temps.
Combien différente est l'action syndicale ! D'abord, on n'y voit que des prolétaires, ensuite on n'y groupe que des travailleurs d'une même catégorie ; enfin on y considère directement les intérêts fondamentaux des associés. Ainsi, le syndicat se rattache à la vie même ; il ne poursuit que des buts pratiques, clairs, évidents. Les associés discutent sur le travail qui les fait vivre à l'atelier, au chantier ou au bureau, et sur les moyens d'en tirer, maintenant comme dans l'avenir, le meilleur parti.
Il ne s'agit plus de faire mijoter ensemble des principes différents, il s'agit de lier des intérêts semblables. On voudrait s'égarer, on ne le pourrait pas : le lien qui unit les syndicalistes entre eux est aussi solide que celui qui unit l'ouvrier et ses outils... Est-ce à dire que les syndicats doivent rester solitaires ? Ce serait une belle sottise ! Du moment que le but est fixé pour chaque groupe, les unions, les fédérations, enfin une confédération générale s'imposent. Elles seront la source d'immenses énergies ! Notre C.G.T. actuelle représente d'une part la classe travailleuse en bloc mais d'autre part elle combine, dans un riche ensemble, tous les corps de métier, apportant chacun ses vœux fixes.
Peut-on comparer cela aux blagues incohérentes de la Chambre et du Sénat ?
— Faut-y plus voler ? s'écria Pouraille.
— Votez si vous voulez !... Un député soi-disant collectiviste vaut toujours mieux qu'un député radical, et un député radical est préférable à un député réactionnaire. Mais ne voyez dans votre vote qu'une balade à la mairie. Portez votre attention, toute votre attention et toute votre ardeur et tout votre courage, toute votre huile de bras et de tête, aux luttes syndicales. Croyez fermement que neuf heures de travail valent mieux que dix et huit que neuf. Comptez qu'un franc c'est dix centimes de plus que dix-huit sous. Soutenez ceux qui font grève ; faites vous-mêmes grève avec opiniâtreté lorsque voire jour sera venu. Arrachez continuellement des lambeaux au monstre capitaliste, ne négligez aucune occasion, ne trahissez pas vos camarades, n'écoutez ni les plaintes ni les menaces de vos ennemis. Haut le drapeau syndical qui peut seul vous conduire à l'émancipation ! Songez jour et nuit à la première étape, à la journée de huit heures qui vous délivrera de la tuberculose, qui vous donnera plus de temps pour réfléchir, pour étudier, pour comprendre... Et quand vous aurez la journée de huit heures, ce sera un acheminement vers celle de sept heures et celle de six heures : après cette dernière, la révolution sociale sera bien près d'être faite, car des millions d'intelligences seront libérées !
L'homme se tut. Ses paroles se répercutaient au fond des âmes. Il venait à l'heure fatidique. On savait que la doctrine syndicale pénétrait au fond des provinces obscures, dans de vieilles villes réactionnaires, dans des bourgades perdues ; on savait que des émissaires violents parcouraient la France, que les multitudes inertes s'animaient étrangement. Et sans doute, tout cela était vague. Mais à travers le verbiage des journaux ou des orateurs, on entendait le glas et le tocsin ; on sentait aussi l'effort d'une génération neuve, délivrée du joug religieux, pour qui l'Armée, le Drapeau et la Patrie même cessaient d'être des dogmes.
À mesure que les croyances s'effondraient, le socialisme devenait une foi à son tour, condensait les vœux profonds, les grandes espérances, les enthousiasmes collectifs des hommes. Ceux qui étaient assemblés par ce soir d'avril, pleins de cette ardeur incertaine et de celte aspiration au bonheur que provoque une catastrophe, écoutaient avidement la leçon.
— Bravo ! s'écria Isidore Pouraille, c'est bien parlé !
Tout le monde approuva, mais le Père Meulière se mit à dire :
— On ne détruira pas l'instinct de propriété !
— Sans doute, fit sévèrement l'homme. On lui donnera une meilleure forme. La propriété ne sera pas détruite, parce que les mines, les fabriques, les champs seront exploités par tout le monde.
— C'est-à-dire par personne !
— Nous discuterons cela une autre fois. Si les camarades présents veulent se réunir un de ces soirs, nous pourrons parler du régime industriel et du régime super-industriel. Vous verrez alors qu'il ne s'agit pas d'abolir la propriété ; il s'agit de l'étendre. Si les moyens de production doivent appartenir à tous, si les accapareurs de puissance et de richesse doivent être supprimés, il ne s'ensuit pas que l'homme ne jouira pas de biens personnels, au contraire ! Provisoirement, ces questions n'ont pas une extrême importance. Ce qui importe, c'est que les artisans passent de l'état prolétaire à l'état libre — chose impossible si l'on n'organise pas à fond les syndicats, les grèves et même le sabotage. Salut !
Le 13e en littérature
Tout le 13e
par
Séverine
À l'horizon, passé la plaine de la Glacière, vers la poterne des Peupliers, les « fortifs » verdoyaient comme une chaîne de collines.
(1909)
Lire
Le quartier Croulebarbe
La vieillesse de Monsieur Lecoq
par
Fortuné du Boisgobey
Connaissez-vous la rue du champ de l’alouette ? Il y a bien des chances pour que vous n'en ayez jamais entendu parler, si vous habitez le quartier de la Madeleine. Mais les pauvres gens qui logent dans les parages l'Observatoire et de la Butte-aux Cailles savent parfaitement où elle est.
(1878)
Lire
La ruelle des Reculettes
par
Paul Mahalin
Le noctambule par goût ou par nécessité — comme Paris en a tant compté depuis Gérard de Nerval jusqu'à Privat d'Anglemont — qui se serait aventuré, par une nuit boréale de novembre dernier, à l'une des embouchures du passage des Reculettes, y aurait éprouvé l'impression d'un rêve persistant à travers la veille, et s'y serait cru transporté dans ce monde de la chimère et du fantôme...
(1879)
Lire
Le quartier Croulebarbe
par
Henri-Jacques Proumen
Il pouvait avoir cinq ans, ce petit Riquet de la rue Croulebarbe. On lui en eût donné quatre tout au plus, tant il était fluet Son pauvre petit corps se dandinait sur deux longues pattes de faucheux qui prenaient assise dans deux godasses démesurées...
(1932)
Lire
L'octroi de la porte d'Italie
par
Eveling Rambaud et E. Piron
Grâce à l'or du faux baron de Roncières, Paul apporta l'abondance dans la maison de la rue du Moulinet.
On y fit une noce qui dura huit jours.
Perrine avait déserté son atelier de blanchisseuse. Elle tenait tête aux deux hommes, le verre en main.
(1894)
Lire
De la ruelle des Reculettes au passage Moret via la ruelle des Gobelins
par
Georges Spitzmuller et Armand Le Gay
Il était arrivé à l'angle pointu formé par la manufacture des Gobelins où la voie bifurquait ; à droite la rue Croulebarbe continuait, à gauche c'était la ruelle des Gobelins.
(1912)
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La Butte-aux-Cailles
par
Charles de Vitis
— Voyons d’abord du côté de la Butte-aux-Cailles, pour tâcher de trouver un logement.
Jacques connaissait l’endroit pour y être venu avec Fifine, une fois ou deux, du temps qu’il vivait chez ses parents.
C’était un quartier misérable situé à proximité de la place et du boulevard d’Italie ; on y arrivait par la rue du Moulin-des-Prés.
(1899)
Lire
Saviez-vous que... ?
Le 29 juin 1901, la température atteignit 33° à Paris et ce jour là, vers midi, Mme Louise Lesire, âgée de cinquante- deux ans, demeurant 157, rue Jeanne-d’Arc, fut frappée d'insolation, boulevard Saint-Marcel. Elle mourut dans la pharmacie où on l’avait transportée pour lui donner des soins. (Le Figaro - 30 juin 1901)
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L'Eglise Saint-Marcel de la Salpétrière fut construite en 1856 par l'architecte Blot aux frais de l'abbé Morisot qui, en septembre 1865, la céda à la ville de Paris moyennant 275.285 francs.
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La société des fourneaux de Saint-Vincent de Paul, le 5 novembre 1897 ouvraient, comme chaque année, ses fourneaux (au nombre de 26 en 1897) qui restèrent ouverts jusqu’au 30 avril 1898, tous les jours non fériés, de huit heures à onze heures du matin. Trois d'entre eux étaient situés dans le 13ème : 45 rue Corvisart, 35 rue de la Glacière et 87 bis rue Jenner.
Avec un bon de dix centimes, les malheureux recevaient une portion de pain, bouillon, viande, légumes, etc. enfin, de quoi se réconforter.
Ces établissements charitables étaient dirigés par les Sœurs.
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C’est en 1884 que l’on décida de donner le nom de Martin-Bernard, né à Montbrison le 17 septembre 1808 et mort à Paris le 22 octobre 1883, dans la maison de santé Dubois où il résidait, à la voie nouvelle en construction reliant la nouvelle rue Bobillot à la rue de Tolbiac.
Opposant politique du second empire, il fut élu député de la Seine en févier 1871 et ne participa pas à la Commune. Aucun aspect de sa vie ne paraît le rattacher au 13e arrondissement.
La voie qui allait devenir la rue Huygens dans le 14e face du cimetière du Montparnasse où il repose, fut un temps évoquée pour honorer sa mémoire.
La rue Jonas fut l'une des dernières rues éclairées par des quinquets. Ceux-ci subsistèrent au moins jusqu'en 1913.