Un jour dans le 13e

 Les obsèques de Blanqui 1

Les obsèques de Blanqui

Le Figaro — 6 janvier 1881

Est-ce bien à une manifestation radicale que nous venons d'assister ? Est-ce bien le convoi respecté d'un martyr qui vient de traverser Paris entre cent mille badauds échelonnés sur son parcours ? Piteuse manifestation et triste enterrement !

On disait volontiers ces jours derniers dans les centres radicaux que les obsèques de Blanqui seraient une seconde édition des obsèques de Victor Noir ; l'édition alors a été considérablement diminuée et expurgée. Si la foule était aussi grande, elle était autre, et il y a cette différence entre l'enterrement de Victor Noir et l'enterrement de Blanqui, que tandis que l'on sentait gronder la colère et la haine dans la masse compacte qui suivait le premier, on ne lisait guère que la curiosité ou l'indifférence sur les visages de ceux qui accompagnaient le second. Il eût suffi d'un fou — et Flourens a failli être ce fou, il y a dix ans, — pour mettre les armes à la main des manifestants de Victor Noir ; le même fou, faisant hier la même proposition, eût certainement fait prendre la fuite aux manifestants de Blanqui.

À la Maison Mortuaire

Dès neuf heures du matin, les employés des Pompes funèbres sont venus tendre la porte extérieure de la maison où est mort Blanqui, 25, boulevard d'Italie. Au milieu de la tenture se détache un écusson avec la lettre B. Il n'y a que très peu de monde encore sur le boulevard. Ce n'est que vers dix heures que l'on commence à arriver.

À ce moment, le citoyen Eudes, chargé par la famille de diriger l'organisation de la cérémonie, vient prendre place à l'entrée de l'allée qui donne accès dans la maison. Le citoyen Eudes a pour mission de surveiller l'inscription des visiteurs sur le registre qui a été descendu à cet effet, et qu'on a posé sur une petite table, dans l'allée. Il inspecte minutieusement chaque nouvel arrivant et ne laisse monter au logement de Blanqui que les amis intimes du défunt et les notabilités connues du parti radical.

Nous voyons monter successivement MM. Louis Blanc, Barodet, Cantagrel, Daumas, Amat, Vernhes, Talandier, députés ; MM. Henri Rochefort, Jules Vallès, Lissagaray, Arnold, Vaillant, Longuet, Gaillard, Cournet, et les citoyennes Louise Michel, Rouzade, Lemelle, Cadolle, Paule Minck, etc., etc.

L'absence de M. Clemenceau, en ce moment dans le Midi, est très commentée.

Le fils de Blanqui, arrivé la veille de province, et Mme Antoine, sa sœur, se tiennent dans la chambre où repose le défunt et reçoivent les arrivants. Dans cette chambre, se trouvent déjà MM. Martinet, Grangé, Secondigné et Allemane. Le cercueil qui contient les restes de Blanqui a été fermé ce matin. C'est un cercueil en chêne. Une large plaque de plomb clouée sur le couvercle, porté cette inscription gravée :

LOUIS-AUGUSTE BLANQUI
décédé à l'âge de 75 ans

Deux grandes couronnes d'immortelles rouges sont posées sur le cercueil.

Au dehors, la foule augmente, foule tapageuse et aussi peu recueillie que possible. Il y a des curieux à toutes les fenêtres du boulevard. Il y en a sur les échafaudages des maisons en construction, il y en a jusque dans les arbres. Dans cette foule, des camelots vont et viennent vendant : des bouquets d'immortelles en l'honneur de Blanqui, la photographie de Blanqui avec la date de sa mort, la biographie de Blanqui avec ses trois portraits, la vie et la mort de Blanqui à tout âge (?) les trente-sept années de captivité de Blanqui, etc. Au sixième étage de la maison même de Blanqui, un locataire a eu l'idée étrange de spéculer sur la situation privilégiée de son logement au point de vue de la cérémonie qui se prépare, et il a carrément suspendu à son balcon une pancarte, sur laquelle on lit  :Fenêtre à louer.

De place en place, de grandes taches rouges émergent de la foule. Ce sont les bannières et les couronnes des députations, bannières rouges, couronnes rouges, immortelles rouges, le rouge domine partout. Les boutonnières qui ont arboré l'immortelle jaune sont en infime minorité.

Un peu avant onze heures et demie, deux citoyennes quêteuses, l'immortelle rouge au corsage, une corbeille doublée de rouge à la main passent à travers les rangs pressés des curieux et commencent la quête traditionnelle en faveur des amnistiés. Beaucoup de gros sous, mais pas une seule pièce blanche. L'arrivée du corbillard et de trois voitures de deuil qui viennent se ranger devant la maison mortuaire interrompt d'ailleurs la quête et tout le monde se rapproche de la maison.

Le Cortège

Nous avons dès hier dit que le corbillard de Blanqui était un corbillard de cinquième classe à galerie bronzée avec garniture frangée argent. Il nous reste à rectifier une petite erreur. La cinquième classe n'est pas, comme nous l'avons dit, l'avant-dernière et son corbillard ne vient pas immédiatement avant le char des indigents. Le cahier des charges de la Préfecture de la Seine comporte neuf classes, plus celle des indigents, et chaque classe se subdivise en deux. C'est donc, en réalité, dix-huit classes.

L'enterrement de Blanqui est un enterrement de cinquième classe, première. Il a coûté, chiffre officiel : trois-cent trente-neuf francs, dont voici le détail :

  Fr. Fr.
Maison mortuaire    
Tenture de la porte 18  
Bandeau galonné en fil 10  
Une paire de réseaux frangés en fil 12  
Estrade à deux gradins et tapis 9  
Drap mortuaire, franges et galons d'argent 9  
Total. 58 58
     
Objets supplémentaires pour la maison    
Menuiserie et charpente nécessaires à la tenture 6 6
     
Cortège    
Corbillard à galerie bronzée, panneaux drapés, la garniture et les housses des chevaux frangées et galonnées en argent, attelage à deux chevaux 38  
Livrée galonnée en argent pour le cocher 15  
Guides argentées 6  
Trois voitures drapées 55  
Total 114 114
     
Fournitures réelles
Une grande armoirie, peinte sur toile. B 24  
Quatre petites armoiries, peintes sur toile. B. 48  
Une plaque en plomb pour le cercueil 16  
Un cercueil en chêne fort 60  
Mixture 13  
Total 161 161
     
Total général 339

Si à ces 339 fr. nous ajoutons 528 fr. pour acquisition d'un terrain au Père-Lachaise, nous trouvons que les obsèques de Blanqui ont coûté en tout : 867 fr.

Ce n'est que quelques minutes après midi que le cercueil est placé sur le corbillard. Il est immédiatement recouvert et entouré d'immenses couronnes rouges.

Ici un premier incident se produit. Le citoyen Eudes veut étendre sur la bière un drap rouge, mais l'ordonnateur des Pompes funèbres s'y oppose au nom des règlements et le citoyen Eudes est obligé de se soumettre.

À midi dix minutes, le cortège se met en marche tant bien que mal, précédé par une foule énorme de curieux et suivi par la famille et les amis du défunt. Le fils de Blanqui marche immédiatement derrière le corbillard. Ce fils qui est un riche propriétaire de province et qui ne partage nullement, dit-on, les opinions que professait son père, a eu quelque peu maille à partir avec les ordonnateurs politiques du convoi. Sans se préoccuper du mauvais accueil fait à sa proposition, il aurait, à plusieurs reprises, insisté pour se rendre d'abord à l'église. De plus, il voulait, paraît-il, déposer sur le cercueil un bouquet tricolore, et il s'est refusé à mettre un bouquet rouge.

Derrière la famille et les amis viennent un peu pêle-mêle, les délégations avec leurs bannières et leurs couronnes, dont nous copions les inscriptions au passage :

La Chambre syndicale des chaisiers de Paris, fondée en 1875.

Comité central socialiste et révolutionnaire du quatrième arrondissement.

Comité central socialiste et révolutionnaire du dix-huitième arrondissement.

L'Association des fer-blantiers réunis.

La Chambre syndicale des serruriers.

La Chambre syndicale des ouvriers tailleurs, etc.

La Libre-Pensée du quinzième arrondissement.

Le comité central d'aide, aux amnistiés et non amnistiés. Cette couronne mesure plus de deux mètres de hauteur ; elle est toute en immortelles rouges, et se trouve posée sur un socle recouvert d'un drap noir ; elle est portée par quatre délégués du comité.

La rédaction de l’Intransigeant.

Comité socialiste des femmes.

La libre-pensée.

Le lien des peuples.

La jeunesse collectiviste et républicaine.

La libre-pensée du dix-huitième arrondissement.

La démocratie au vieux vétéran de la démocratie française.

A Blanqui, les socialistes d'Argenteuil.

La libre-pensée du quinzième arrondissement.

Le journal de la Pensée Libre.

Les habitants du boulevard d'Italie.

Les ouvriers socialistes du vingtième arrondissement à Auguste Blanqui — 5 janvier 1881

Les ouvriers socialistes révolutionnaires du dix-huitième arrondissement, à Blanqui.

A Blanqui, les révolutionnaires socialistes russes.

Les dames réunies de Lyon.

La Démocratie de Montreuil.

Le Cercle des Travailleurs de Cette.

A Blanqui, les Socialistes de Saint-Ouen.

Les Démocrates de Clichy, au vieux vétéran de la démocratie française.

Cercles des Anarchistes des troisième et cinquième arrondissements.

Au vieux martyr de la bourgeoisie, la Chambre syndicale des ouvriers serruriers.

Une autre couronne des mêmes avec cette inscription : Au vieux patriote, à Blanqui.

Groupe des Travailleurs de Troyes.

Passementiers de Berne.

La couronne de la Loge le Lien des Peuples, entourée des maçons avec insignes.

La rédaction du Citoyen.

Siège de Paris, la Patrie en danger.

Quartier des Epinettes.

La Chambre syndicale des ouvriers maçons du département de la Seine. Immense couronne d'immortelles jaunes, surmontée d'un bonnet phrygien en cuivre et bannière rouge.

Comité révolutionnaire socialiste du douzième arrondissement.

La Libre Pensée de Levallois-Perret.

Les Révolutionnaires de Reims.

La Libre Pensée du troisième arrondissement

Plus des couronnes envoyées par les villes de Toulon, Béziers, Saint-Etienne, Marseille, Montpellier, Lyon, etc., etc.

Le cortège suit exactement l'itinéraire que nous avons indiqué :

Le boulevard d'Italie, la place d'Italie, le boulevard de l'Hôpital, le pont d'Austerlitz, le boulevard Contrescarpe, la place de la Bastille, et la rue de la Roquette.

Quelques incidents du parcours.

Au départ M. Rochefort, un moment séparé du cortège, est obligé de marcher pendant quelque temps sur les bas-côtés du boulevard. La foule le reconnaît et le poursuit de ses acclamations. Ce n'est que vers le milieu du boulevard de l'Hôpital, que M. Rochefort visiblement gêné parvient à reprendre sa place derrière le corbillard.

On prête même à ce propos, au rédacteur en chef de l'Intransigeant un mot significatif.

Comme les gardiens de la paix voulaient l'empêcher de passer, il leur cria en se dégageant :

— Laissez-moi, c'est dans l'intérêt de l'ordre.

Autre incident soulevé encore par le citoyen Eudes, à l'intersection de l'avenue des Gobelins et du boulevard de l'Hôpital. Le citoyen Eudes voulait faire passer le cortège par l'avenue des Gobelins et le boulevard Saint-Marcel. L'ordonnateur des Pompes funèbres a dû intervenir de nouveau pour maintenir le trajet habituel qui est en même temps le plus court, par le boulevard de l'Hôpital.

Foule énorme sur tout le parcours et bousculade sur plusieurs points, cela va sans dire, mais quelques cris seulement de : Vive la République ! et de Vive la révolution sociale, sur la place de la Bastille et à l'entrée de la rue de la Ro quette.

À une heure un quart, le cortège arrive enfin sur la place de la Roquette, qu'il ne franchit qu'avec peine tant la foule est grande.


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Un an après...

Saviez-vous que... ?

Le 29 juin 1901, la température atteignit 33° à Paris et ce jour là, vers midi, Mme Louise Lesire, âgée de cinquante- deux ans, demeurant 157, rue Jeanne-d’Arc, fut frappée d'insolation, boulevard Saint-Marcel. Elle mourut dans la pharmacie où on l’avait transportée pour lui donner des soins. (Le Figaro - 30 juin 1901)

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En 1890, le quartier Croulebarbe comptait deux maisons de tolérance, celle de Mme Rouau au 9 boulevard d'Italie et celle de Mme Turquetil au 11 du même boulevard. Le quartier Maison-Blanche n'en comptait aucune.

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La statue de Jeanne d'Arc, dûe au sculpteur Emile-François Chatrousse (1829-1896), installée boulevard Saint-Marcel n'est pas unique. Un second tirage est installé à la Maison de la Légion d'Honneur à Saint-Denis.

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Marie-Léonide Charvin, dite « Agar », née le 18 septembre 1832 à Sedan et morte le 15 août 1891 à Mustapha en Algérie, était une actrice de théâtre française, qui fut avec Rachel et Sarah Bernhardt l'une des célèbres tragédiennes de la fin du XIXe siècle.
Le 4 juillet 1888, elle était frappée d’une attaque d’hémiplégie sur la scène du Théâtre des Gobelins la faisant tombée raide, le front sur un portant de décor, en fin de représentation au moment où elle déclamait le Cimetière d'Eylau, le célèbre morceau de la seconde série de la /*Légende des Siècles*/. Mme Agar fut transportée dans l’Hôtel des Arts au 8 de la rue Coypel voisine et put regagner son domicile quelques heures après. Elle en se remit jamais totalement de cette attaque et mourut trois ans plus tard.

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La rue Jonas fut l'une des dernières rues éclairées par des quinquets. Ceux-ci subsistèrent au moins jusqu'en 1913.