Chronique théâtrale
au Théâtre des Gobelins
L’Opinion nationale — 28 mars 1870
Pour aller au théâtre des Gobelins, situé là-bas, là-bas, au Diable-Vauvert, au haut de la côte Mouffetard, il faut être acteur, chiffonnier... ou chroniqueur.
Tandis que je m’y rendais hier, les zigzags laborieux de mon automédon, qui n’eût pas été plus embarrassé en plein Sahara, me faisaient regretter ce tapis enchanté des Mille et une Nuits, sur lequel n’avait qu’à s’étendre son heureux propriétaire pour être instantanément transporté au gré de sa pensée vagabonde.
Mais la manufacture des Gobelins elle-même n’a pas le secret de ces tapis-là.

Image postérieure à 1900, le marché couvert de la rue Coypel étant remplacé par des immeubles.
Dans cette salle, plus grande et plus belle que le quartier ne le comporte peut-être, on jouait le Pacte de famine, avec Mlle Vial dans le rôle de Louise. Mlle Vial est une des meilleures élèves.de Ricourt, et je serais étonné si elle s’acclimatait sur cette scène excentrique, dans tous les sens du mot.
Les directeurs de théâtre ressemblent un peu à M. Leverrier, qui ne daignait pas découvrir ses planètes lui-même ; il faut que nous les dénichions pour leur compte. Mais quel ciel singulier que ce théâtre des Gobelins, où les apprentis chiffonniers qui figurent le peuple sur la scène échangent, des saluts amicaux avec les camarades des galeries, aux endroits les plus pathétiques.
Mlle Vial a pour elle la jeunesse, les dons physiques, et, ce qui vaut mieux, l'intonation juste, l'émotion sincère, le geste précis et sobre. Plus habile que beaucoup d'actrices de drame, elle ne fait pas rire quand elle fond en larmes, ni se tenir les côtes quand elle tremble.
Certes, tous les publics se valent ; mais nous pouvons dire que ces qualités discrètes, que ce jeu étudié et plein de distinction, sont peu appréciés du public des Gobelins. Pour que ce talent naissant s’épanouisse, il lui faut une autre atmosphère.
Les matinées littéraires de la Gaîté ne pourraient-elles gagner à utiliser Mlle Vial ? Ne doivent-elles pas se proposer un double but : faire connaître au public des chefs-d’œuvre classiques, inconnus à force de vieillesse et lui révéler les artistes de mérite inconnus par trop de jeunesse, au contraire ?
Nous recommandons Mlle Vial à l'intelligence dramatique et à la justice de M. Ballande.