Les derniers mohicans de Paris
II
Avec les Algériens du boulevard de la Gare
Paris-Soir — 23 février 1928
Sous la ligne aérienne du métro dont la longue perspective s'étend à l'infini, le boulevard de la Gare monte doucement vers la place d'Italie. À droite et à gauche, des maisons basses s'alignent, coupées par de petites rues pavées, à l'angle desquelles sont nichés de ridicules et ternes jardinets. Çà et là un immeuble neuf qui usurpe des allures de building, un magasin dont l'étalage déborde le trottoir, des bars, des hôtels, des restaurants, puis encore, sur la gauche, le cube uniforme et sans fantaisie de la raffinerie Say.
Un quart d'heure de flânerie suffit à vous imprégner de l'atmosphère du quartier. Une égale tristesse tombe de ces maisons, de ces arbres rabougris, de cette galerie élevée, tristesse dont rien ne rompt la monotonie, si ce n'est, de temps à autre la course rapide d'un lourd camion, ou, à intervalles régulier, le rauque frottement du métro glissant sur ses rails.
Je dépasse la grande porte de la raffinerie quand sort une équipe. A l'air libre, les hommes chancellent, éblouis : ils viennent des chambres chaudes à quarante degrés.
Tous sont taillés sur le classique modèle de l'Algérien, plus exactement du Kabyle, la peau cuivrée, l'œil oblique, le cheveu noir, :la moustache qui coupe en deux le visage sous le nez aux narines minces.
Sur le trottoir ils vont d'un pas égal. Ceux-ci descendent le boulevard, d'autres pénètrent dans un hôtel, ceux-là, enfin, entrent au bistrot dont Amar Bouzidi est le patron redouté.
Amar Bouzidi ne se distique guère de ses clients. Comme eux, il arbore la casquette à visière de cuir verni, le veston de velours, la haute ceinture rouge et le pantalon tombant. Un grand tablier bleu révèle ses importantes fonctions. Derrière son, comptoir, son trône, il s'agite sans répit, l’œil souriant, la voix douce, les mains agiles :
— Ti prends l'verre du bordeaux ?
Il débouche la bouteille et le liquide doré coule dans le verre à pied. Le jour faiblit et, à mesure, le comptoir de zinc devient plus terne. Mais dans la cuisine, au fond, un seul bec de gaz dispense une avare clarté, de sorte que je n'aperçois guère de ceux qui sont là, que des silhouettes nettement découplées.
— Alloume un p'tit peu ! dit une voix,
La servante, une petite Française mince, grimpe sur une chaise et tourne le robinet. L'allumette craque. Lumière. J'aperçois les genoux cagneux de la jeune fille, son tablier sale. Au même instant dans la salle enfumée, où flotte un indéfinissable relent de soupe grasse et de punaises écrasées, les joueurs de dominos m'apparaissent dans leur pittoresque splendeur. La fièvre du jeu luit dans leurs prunelles sombres. Leurs mains calleuses où s'incrustent des raies de crasse, manipulent les pions. Ils jouent à la tiape, sorte de qui perd gagne, et, sur le tapis à fleurs passées, les rectangles s'alignent :
— Anta djin fisha, Saïd ! (A toi de jouer, Saïd !)
Saïd rit : ses dents étincellent. Il dispose son jeton et les autres s'exclament :
— J' t'y joure ! Ti l'avais, crouillat !
Des pipes monte une fumée épaisse dont le nuage tremble, au plafond. Dans la cuisine la servante repasse soigneusement le jupon de la patronne, un beau jupon rose festonné.
Je suis sorti en même temps que Saïd et tout naturellement, nous avons fait quelques pas ensemble ; Saïd, un peu méfiant au premier abord, a bientôt pris l'aisance du propriétaire qui pilote un invité dans ses domaines. Le quartier appartient, en effet, aux Algériens, Ils y possèdent leurs hôtels, leurs restaurants, leurs bistrots où, tard dans la nuit, ils traînent. Nous descendons le long du boulevard. Il fait nuit et les devantures sont illuminées.
— Tiens, fait Saïd, s'arrêtant devant une chemiserie, li' beau foulard que je vais acheter samedi…
— Samedi ?...
— Voui... Ti comprends, mon z'ami, li samedi il est li jour de la paie. Ce jour-là, on s'amuse, on chante…
— Et l'on boit…
— Oh ! si peu !
— Mais tu travailles à la raffinerie ?
— Bien sûr. Tous les jours, de neuf heures l'matin jusqu'à cinq heures l'soir. Oh ! ji vole pas !...
— Évidemment...
— On ti dira beaucoup di mal di nous, ici... Français pas contents… Tiens, ti vois…
Le doigt de Saïd me désigne la porte d'un bar derrière laquelle un écriteau affirme que l'on ne sert pas les indigènes.
— Y veut pas nous servir, proteste hypocritement mon compagnon, pourtant nous sil braves, si gentils… Ti vois comme il est…
Et soudainement furieux :
— Sauvage ! profère-t-il…
***
Dix minutes après nous buvons le « pastisse » chez Mohamed ben Mohamed, qui nous accueille avec les salamalecs d'usage, et chez lequel Saïd m'a confié qu'il attendait son amie :
— Madame Saïd ?
— Si ti veux… une belle fille, mon z'ami, une fille di ton pays à toi. Ti sais, blanche, blanche, avec les cheveux, comment ti dis ?
— Blonds ?
— C'est ça ! Blonds… et de la poudre, et li rouge et tout !... Ti va la voir !
En mon honneur Mohamed ben Mohamed s'approche du phono dont le pavillon de cuivre s'étale orgueilleusement et tout à coup la marche des tirailleurs, jouée par une musique militaire, éclate :
— Ti entends ! Ti entends ! s'écrie Saïd. Li marche di bataillon !...
— Tu as été soldat, Saïd ?
— Sept ans, mon z'ami ! Saïd li a fait toute la guerre. Toute !... La Champagne, ti sais, et Verdun.
— Mais, quel âge as-tu ?
— Moi sais pas... quel âge ti veux qu'il ait, Saïd ?...
— Où es-tu né ?
— Sais pas non plus… Le père Saïd pas connu. La mère jamais rien dit...
— Tu ne te rappelles pas ton pays ?...
— Oh ! si…
Les yeux noirs brillent.
— Mon pays il est là-bas, tout là-bas, ti sais, dans le Sud. C'est un beau pays, missié, avec le soleil, les bananes et les filles qui sont belles mais belles …
— Aussi belles que celles de Paris ?
— Bien plus ! ti ne peux pas savoir !... Et grandes, fortes. Ah ! Missié, le pauvre Saïd, il les aimait tant !
— Et tu ne comptes jamais retourner là-bas ?
— Saïd sait pas...
La voix se voile d'une étrange tristesse. Saïd n'était plus avec moi, mais là-bas, dans son pays « avec le soleil » parmi les bananes, les négresses aux seins opulents, dans les débits louches des ports, où l'on boit l'alcool pur, près de la Méditerranée natale aux flots violet…
— Saïd sait, pas, répète-t-il gravement, mais Saïd espère…
La porte s'est ouverte brusquement et une femme est entrée. C'est une de ces filles qui hantent, la nuit le dessous du métro. Elle porte un tailleur bleu, une blouse de soie molle, des bas clairs crottés, el l'absence de chapeau découvre une épaisse toison rousse qu'elle coiffe en arrière à la manière de Casque d'or.
— Madame Saïd ! présente mon nouvel ami.
La malheureuse me gratifie d'un sourire cerné et commande à boire. Saïd la lutine ; elle rit à petits coups, comme honteuse de se laisser aller devant moi :
— C'est jeune, s'excuse-t-elle.
Saïd attire sa compagne et l'embrasse.
— Veux-tu ! se défend-elle mollement. Allons, quoi ? Saïd !.
— Elle est belle, affirme ce dernier. Ti la vois messie, comme elle est belle. Et elle aime bien Saïd.
Mais la fille l'arrête :
— Passe la main.
J'interroge :
— Et si on voulait te la prendre, Saïd ?
— Mi la prendre ?...
Sa main fouille dans la poche du veston et sort un rasoir :
— Saïd est là, affirme-t-il sourdement ; Saïd bon garçon, bon tout ce qui ti voudra... Mais elle est à Saïd. C'lui qui veut la prendre, je t'y jou're, il m'trouvera. !
— Saïd n'est pas sérieux, intervient Mohamed ben Mohamed. Tu comprends, missié, la semaine dernière il s'est battu avec Ali ben Salan pour prendre la femme. Tiens, demande-lui de te faire voir le bras.
Avant que j'aie ouvert la bouche, Saïd a retroussé sa manche ; une longue plaie sanguinolente et profonde fend l'avant-bras. Je reconnais la terrible blessure du rasoir.
Tout fier. Saïd ricane et m'assure qu'Ali ben Salan est à l'hôpital. Il veut me conter les péripéties du combat, mais sa compagne lui prend le bras et, avant qu'il ait pu l'empêcher, porte la plaie à ses lèvres et la baise amoureusement !…
— Chérie !... murmure doucement l'Arabe.
***
Tel est Saïd. Vous le pouvez le rencontrer chaque jour boulevard de la Gare ou place Pinel. Bavard et confiant, il vous contera ses plus tragiques aventures avec cette inconscience et ce cynisme particuliers aux Algériens :
— J'ti joure., mon z'ami…
Monsieur, si, un matin, en ouvrant Je journal que la bonne monte avec le petit déjeuner vous lisez à madame l'un de ces faits divers de dix lignes vous informant qu'au cours de la nuit Saïd ben Saïd a, dans un débit de boissons de la rue Esquirol, tué à coups de rasoir l'un de ses compatriotes, ne murmurez pas sans réfléchir « Quelle crapule ! » Une crapule ? Pas nécessairement. Un malheureux plutôt, un pauvre bougre qui ne pourra jamais s'assimiler à nos lois et qui n'a au fond que le tort d'avoir trop longtemps vécu dans un milieu où, suivant une règle bien établie, l'honneur a ses droits, et où seul peut se dire un homme celui qui a fait ses preuves — au rasoir.