IV
Le doigt de Dieu
Entre la barrière d'Italie et celle de la Santé, sur le boulevard intérieur
qui mène au Jardin-des-Plantes, il existe une perspective digne de ravir
l'artiste ou le voyageur le plus blasé sur les jouissances de la vue. Si
vous atteignez une légère éminence à partir de laquelle le boulevard, ombragé
par de grands arbres touffus, tourne avec la grâce d'une allée forestière
verte et silencieuse, vous voyez devant vous, à vos pieds, une vallée profonde,
peuplée de fabriques à demi villageoises, clairsemée de verdure, arrosée
par les eaux brunes de la Bièvre ou des Gobelins. Sur le versant opposé,
quelques milliers de toits, pressés comme les têtes d'une foule, recèlent
les misères du faubourg Saint-Marceau. La magnifique coupole du Panthéon,
le dôme terne et mélancolique du Val-de-Grâce dominent orgueilleusement
toute une ville en amphithéâtre dont les gradins sont bizarrement dessinés
par des rues tortueuses. De là, les proportions des deux monuments semblent
gigantesques ; elles écrasent et les demeures frêles et les plus hauts
peupliers du vallon. A gauche, l'Observatoire, à travers les fenêtres et
les galeries duquel le jour passe en produisant d'inexplicables fantaisies,
apparaît comme un spectre noir et décharné. Puis, dans le lointain, l'élégante
lanterne des Invalides flamboie entre les masses bleuâtres du Luxembourg
et les tours grises de Saint-Sulpice. Vues de là, ces lignes architecturales
sont mêlées à des feuillages, à ces ombres, sont soumises aux caprices d'un
ciel qui change incessamment de couleur, de lumière ou d'aspect. Loin de
vous, les édifices meublent les airs ; autour de vous, serpentent des
arbres ondoyants, des sentiers campagnards. Sur la droite, par une large
découpure de ce singulier paysage ; vous apercevez la longue nappe
blanche du canal Saint-Martin, encadré de pierres rougeâtres, paré de ses
tilleuls, bordé par les constructions vraiment romaines des Greniers d'abondance.
Là, sur le dernier plan, les vaporeuses collines de Belleville, chargées
de maisons et de moulins, confondent leurs accidents avec ceux des nuages.
Cependant il existe une ville que vous ne voyez pas, entre la rangée de
toits qui borde le vallon et cet horizon aussi vague qu'un souvenir d'enfance ;
immense cité, perdue comme dans un précipice entre les cimes de la Pitié
et le faîte du cimetière de l'Est, entre la souffrance et la mort. Elle
fait entendre un bruissement sourd semblable à celui de l'Océan qui gronde
derrière une falaise comme pour dire : — Je suis là. Si le soleil jette
ses flots de lumière sur cette face de Paris, s'il en épure, s'il en fluidifie
les lignes ; s'il y allume quelques vitres, s'il en égaie les tuiles,
embrase les croix dorées, blanchit les murs et transforme l'atmosphère en
un voile de gaze ; s'il crée de riches contrastes avec les ombres fantastiques ;
si le ciel est d'azur et la terre frémissante, si les cloches parlent, alors
de là vous admirerez une de ces féeries éloquentes que l'imagination n'oublie
jamais, dont vous serez idolâtre, affolé comme d'un merveilleux aspect de
Naples, de Stamboul ou des Florides. Nulle harmonie ne manque à ce concert.
Là, murmurent le bruit du monde et la poétique paix de la solitude, la voix
d'un million d'êtres et la voix de Dieu. Là, gît une capitale couchée sous
les paisibles cyprès du Père-Lachaise. Par une matinée de printemps, au
moment où le soleil faisait briller toutes les beautés de ce paysage, je
les admirais, appuyé sur un gros orme qui livrait au vent ses fleurs jaunes.
Puis, à l'aspect de ces riches et sublimes tableaux, je pensais amèrement
au mépris que nous professons, jusque dans nos livres, pour notre pays d'aujourd'hui.
Je maudissais ces pauvres riches qui, dégoûtés de notre belle France, vont
acheter à prix d'or le droit de dédaigner leur patrie en visitant au galop,
en examinant à travers un lorgnon les sites de cette Italie devenue si vulgaire.
Je contemplais avec amour le Paris moderne, je rêvais, lorsque tout à coup
le bruit d'un baiser troubla ma solitude et fit enfuir la philosophie. Dans
la contre-allée qui couronne la pente rapide au bas de laquelle frissonnent
les eaux, et en regardant au-delà du pont des Gobelins, je découvris une
femme qui me parut encore assez jeune, mise avec la simplicité la plus élégante,
et dont la physionomie douce semblait refléter le gai bonheur du paysage.
Un beau jeune homme posait à terre le plus joli garçon qu'il fût possible
de voir, en sorte que je n'ai jamais su si le baiser avait retenti sur les
joues de la mère ou sur celles de l'enfant. Une même pensée, tendre et vive,
éclatait dans les yeux, dans les gestes, dans le sourire des deux jeunes
gens. Ils entrelacèrent leurs bras avec une si joyeuse promptitude, et se
rapprochèrent avec une si merveilleuse entente de mouvement, que, tout à
eux-mêmes, ils ne s'aperçurent point de ma présence. Mais un autre enfant,
mécontent, boudeur, et qui leur tournait le dos, me jeta des regards empreints
d'une expression saisissante. Laissant son frère courir seul, tantôt en
arrière, tantôt en avant de sa mère et du jeune homme, cet enfant, vêtu
comme l'autre, aussi gracieux, mais plus doux de formes, resta muet, immobile,
et dans l'attitude d'un serpent engourdi. C'était une petite fille. La promenade
de la jolie femme et de son compagnon avait je ne sais quoi de machinal.
Se contentant, par distraction peut-être, de parcourir le faible espace
qui se trouvait entre le petit pont et une voiture arrêtée au détour du
boulevard, ils recommençaient constamment leur courte carrière, en s'arrêtant,
se regardant, riant au gré des caprices d'une conversation tour à tour animée,
languissante, folle ou grave. Caché par le gros orme, j'admirais cette scène
délicieuse, et j'en aurais sans doute respecté les mystères si je n'avais
surpris sur le visage de la petite fille rêveuse et taciturne les traces
d'une pensée plus profonde que ne le comportait son âge. Quand sa mère et
le jeune homme se retournaient après être venus près d'elle, souvent elle
penchait sournoisement la tête, et lançait sur eux comme sur son frère un
regard furtif vraiment extraordinaire. Mais rien ne saurait rendre la perçante
finesse, la malicieuse naïveté, la sauvage attention qui animait ce visage
enfantin aux yeux légèrement cernés, quand la jolie femme ou son compagnon
caressaient les boucles blondes, pressaient gentiment le cou frais, la blanche
collerette du petit garçon, au moment où, par enfantillage, il essayait
de marcher avec eux. Il y avait certes une passion d'homme sur la physionomie
grêle de cette petite fille bizarre. Elle souffrait ou pensait. Or, qui
prophétise plus sûrement la mort chez ces créatures en fleur ? Est-ce
la souffrance logée au corps, ou la pensée hâtive dévorant leurs âmes, à
peine germées ? Une mère sait cela peut-être. Pour moi, je ne connais
maintenant rien de plus horrible qu'une pensée de vieillard sur un front
d'enfant ; le blasphème aux lèvres d'une vierge est moins monstrueux
encore. Aussi l'attitude presque stupide de cette fille déjà pensive, la
rareté de ses gestes, tout m'intéressa-t-il. Je l'examinai curieusement.
Par une fantaisie naturelle aux observateurs, je la comparais à son frère,
en cherchant à surprendre les rapports et les différences qui se trouvaient
entre eux. La première avait des cheveux bruns, des yeux noirs et une puissance
précoce qui formaient une riche opposition avec la blonde chevelure, les
yeux verts de mer et la gracieuse faiblesse du plus jeune. L'aînée pouvait
avoir environ sept à huit ans, l'autre six à peine. Ils étaient habillés
de la même manière. Cependant, en les regardant avec attention, je remarquai
dans les collerettes de leurs chemises une différence assez frivole, mais
qui plus tard me révéla tour un roman dans le passé, tout un drame dans
l'avenir. Et c'était bien peu de chose. Un simple ourlet bordait la collerette
de la petite fille brune tandis que de jolies broderies ornaient celle du
cadet, et trahissaient un secret de cœur, une prédilection tacite que les
enfants lisent dans l'âme de leurs mères, comme si l'esprit de Dieu était
en eux. Insouciant et gai, le blond ressemblait à une petite fille, tant
sa peau blanche avait de fraîcheur, ses mouvements de grâce, sa physionomie
de douceur ; tandis que l'aînée, malgré sa force, malgré la beauté
de ses traits et l'éclat de son teint, ressemblait à un petit garçon maladif.
Ses yeux vifs, dénués de cette humide vapeur qui donne tant de charme aux
regards des enfants, semblaient avoir été comme ceux des courtisans, séchés
par un feu intérieur. Enfin, sa blancheur avait je ne sais quelle nuance
mate, olivâtre, symptôme d'un vigoureux caractère. A deux reprises son jeune
frère était venu lui offrir, avec une grâce touchante, avec un joli regard,
avec une mine expressive qui eût ravi Charlet, le petit cor de chasse dans
lequel il soufflait par instants ; mais, chaque fois, elle n'avait
répondu que par un farouche regard à cette phrase : — Tiens, Hélène,
le veux-tu ? dite d'une voix caressante. Et, sombre et terrible sous
sa mine insouciante en apparence, la petite fille tressaillait et rougissait
même assez vivement, lorsque son frère approchait ; mais le cadet ne
paraissait pas s'apercevoir de l'humeur noire de sa sœur, et son insouciance,
mêlée d'intérêt, achevait de faire contraster le véritable caractère de
l'enfance avec la science soucieuse de l'homme, inscrite déjà sur la figure
de la petite fille, et qui déjà l'obscurcissait de ses sombres nuages. —
Maman, Hélène ne veut pas jouer, s'écria le petit qui saisit pour se plaindre
un moment où sa mère et le jeune homme étaient restés silencieux sur le
pont des Gobelins. — Laisse-la, Charles. Tu sais bien qu'elle est toujours
grognon.
Ces paroles, prononcées au hasard par la mère, qui ensuite se retourna
brusquement avec le jeune homme, arrachèrent des larmes à Hélène. Elle les
dévora silencieusement, lança sur son frère un de ces regards profonds qui
me semblaient inexplicables, et contempla d'abord avec une sinistre intelligence
le talus sur le faîte duquel il était, puis la rivière de Bièvre, le pont,
le paysage et moi. Je craignis d'être aperçu par le couple joyeux, de qui
j'aurais sans doute troublé l'entretien ; je me retirai doucement,
et j'allai me réfugier derrière une haie de sureau dont le feuillage me
déroba complètement à tous les regards. Je m'assis tranquillement sur le
haut du talus, en regardant en silence et tour à tour, soit les beautés
changeantes du site, soit la petite fille sauvage qu'il m'était encore possible
d'entrevoir à travers les interstices de la haie et le pied des sureaux
sur lesquels ma tête reposait, presque au niveau du boulevard. En ne me
voyant plus, Hélène parut inquiète ; ses yeux noirs me cherchèrent
dans le lointain de l'allée, derrière les arbres, avec une indéfinissable
curiosité. Qu'étais-je donc pour elle ? En ce moment, les rires naïfs
de Charles retentirent dans le silence comme un chant d'oiseau. Le beau
jeune homme, blond comme lui, le faisait danser dans ses bras, et l'embrassait
en lui prodiguant ces petits mots sans suite et détournés de leur sens véritable
que nous adressons amicalement aux enfants. La mère souriait à ces jeux,
et, de temps à autre, disait, sans doute à voix basse, des paroles sorties
du cœur ; car son compagnon s'arrêtait, tout heureux, et le regardait
d'un œil bleu plein de feu, plein d'idolâtrie. Leurs voix mêlées à celle
de l'enfant avaient je ne sais quoi de caressant. Ils étaient charmants
tous trois. Cette scène délicieuse, au milieu de ce magnifique paysage,
y répandait une incroyable suavité. Une femme, belle, blanche, rieuse, un
enfant d'amour, un homme ravissant de jeunesse, un ciel pur, enfin toutes
les harmonies de la nature s'accordaient pour réjouir l'âme. Je me surpris
à sourire, comme si ce bonheur était le mien. Le beau jeune homme entendit
sonner neuf heures. Après avoir tendrement embrassé sa compagne, devenue
sérieuse et presque triste, il revint alors vers son tilbury qui s'avançait
lentement conduit par un vieux domestique. Le babil de l'enfant chéri se
mêla aux derniers baisers que lui donna le jeune homme. Puis, quand celui-ci
fut monté dans sa voiture, que la femme immobile écouta le tilbury roulant,
en suivant la trace marquée par la poussière nuageuse, dans la verte allée
du boulevard, Charles accourut à sa sœur près du pont, et j'entendis qu'il
lui disait d'une voix argentine : — Pourquoi donc que tu n'es pas venue
dire adieu à mon bon ami ? En voyant son frère sur le penchant du talus,
Hélène lui lança le plus horrible regard qui jamais ait allumé les yeux
d'un enfant, et le poussa par un mouvement de rage. Charles glissa sur le
versant rapide, y rencontra des racines qui le rejetèrent violemment sur
les pierres coupantes du mur ; il s'y fracassa le front, puis, tout
sanglant, alla tomber dans les eaux boueuses de la rivière. L'onde s'écarta
en mille jets bruns sous sa jolie tête blonde. J'entendis les cris aigus
du pauvre petit ; mais bientôt ses accents se perdirent étouffés dans
la vase, où il disparut en rendant un son lourd comme celui d'une pierre
qui s'engouffre. L'éclair n'est pas plus prompt que ne le fut cette chute.
Je me levai soudain et descendis par un sentier. Hélène stupéfaite poussa
des cris perçants : — Maman ! Maman ! La mère était là, près
de moi. Elle avait volé comme un oiseau. Mais ni les yeux de la mère ni
les miens ne pouvaient reconnaître la place précise où l'enfant était enseveli.
L'eau noire bouillonnait sur un espace immense. Le lit de la Bièvre a, dans
cet endroit, dix pieds de boue. L'enfant devait y mourir, il était impossible
de le secourir. A cette heure, un dimanche, tout était en repos. La Bièvre
n'a ni bateaux ni pêcheurs. Je ne vis ni perches pour sonder le ruisseau
puant, ni personne dans le lointain. Pourquoi donc aurais-je parlé de ce
sinistre accident, ou dit le secret de ce malheur ? Hélène avait peut-être
vengé son père. Sa jalousie était sans doute le glaive de Dieu. Cependant
je frissonnai en contemplant la mère. Quel épouvantable interrogatoire son
mari, son juge éternel, n'allait-il pas lui faire subir ? Et elle traînait
avec elle un témoin incorruptible. L'enfance a le front transparent, le
teint diaphane ; et le mensonge est, chez elle, comme une lumière qui
lui rougit même le regard. La malheureuse femme ne pensait pas encore au
supplice qui l'attendait au logis. Elle regardait la Bièvre.
H. de Balzac (1842)