Les monstres de Paris
de Paul MAHALIN (1879)
I
Le passage des Reculettes
(suite)
Terrasson frappa sur la poche de son paletot.
— As pas peur ! on a pris ses précautions. Ceux qui feront les malins trouveront à qui parler. J'ai ici un camarade qui aboie — et qui mord au besoin.
— D'ailleurs, reprit le second agent, nous sommes une douzaine de service aux alentours. Un coup de feu tiré en l'air, et nous accourons vous soutenir. Les amis ne sont pas des Turcs…
— Ça serait vexant pour leurs finances, pas vrai, hein, les enfants?... Sur quoi, je me la casse en musique. En musique, c'est le terme propre, puisque, dans ce bouiboui lyrique, ils ont déjà commencé à désobliger la gamme et à chagriner le diapason…
Et après avoir échangé une poignée de main avec ses deux interlocuteurs, l'inspecteur tourna les talons.
Comme il achevait de disparaître par l'ouverture qui donnait accès dans le « bouiboui lyrique » précité, de nouveaux pas résonnèrent clans la ruelle, et deux nouveaux survenants émergèrent de la pluie et de la nuit intenses.
C'était un couple de jeunes gens qui avaient la mine et la mise de rapins en goguette : vareuse de laine brune tachée de rognures de, palettes, béret sur l'oreille et pantalon dans les bottes. Celui-ci, la pipe, celui-là, le cigare aux dents. En avisant les sergents de ville, l'un d'eux demanda :
— Le passage des Reculettes, s'il vous plait ?
— Vous y êtes.
Alors, vous seriez bien aimable de nous indiquer le Beuglant des Phénomènes.
— Vous y êtes.
— Comment ?
— - Vous y êtes, qu'on vous récidive : voici l'enseigne et voilà la porte…
La lumière rougeâtre, que nous avons signalée, provenait, en effet, d'une ancienne lanterne de bureau de tabac ou de commissaire de police accrochée à la palissade et qui éclairait l'inscription suivante charbonnée en gros caractères :
A L'INSTAR DE PARIS
Tenu par maman Verre-Pilé
JARDIN — CHOUCROUTE — JEU DE RAMPO
Bal de société les dimanches et
fêtes,
Café-Concert tous les lundis.
— À l'Instar de Paris ! murmura l'un des jeunes gens. À la bonne heure ! On voit que nous sommes dans la banlieue, en province, à l'étranger ! C'est égal, le prospectus n'est pas complet. À la place de la maman Verre-Pilé, j'aurais pris soin d'ajouter, moi : « L'établissement restera ouvert les nuits de bal à l'Opéra. »
Son compagnon cherchait la porte.
Il finit par découvrir la fonte que formaient deux planches enlevées à la clôture. Il n'y avait pas moyen de s'y tromper, du reste. Sur l'un des côtés de cette fente, une deuxième inscription portait :
ENTRÉE DE L'INSTAR.
— Bon, fit le chercheur en riant, on pénètre là-dedans comme des sous dans une tire-lire…
Puis redevenant sérieux :
— L'aventure n'est rien moins qu'engageante. Encore une fois, si nous renoncions à la tenter. Qu'en pensez-vous, hein, ami Guy ?
Pour toute réponse, l'ami Guy se coula par l'étroite fissure.
L'autre le suivit en ébauchant un geste qui signifiait : — Ma foi, tant pis ! Au petit bonheur ! Arrive qui plante !
L'un des deux gardiens de la paix interpela son camarade :
— Hé ! Sallerin, deux jolis cocos à qui j'aurais bien conseillé de numéroter leurs os et côtes, s'ils ont envie de se retrouver au grand complet en sortant !...
— Et vous auriez eu tort, Vigneron, repartit sentencieusement le second représentant de l'autorité. La consigne n'est pas de donner des avis. Si ces particuliers, qui ne sont pas du pays, se font casser les reins en douceur et sans troubler l'ordre public, c'est leur affaire et non la nôtre. Par exemple, s'ils se plaignent, après, on verra à coller au bloc ceusse qui les auront écharpés...
II
Le beuglant des Phénomènes.
Après avoir, non sans être obligé de s'effacer, franchi le seuil, — si, toutefois, seuil il y avait, — de ce qui constituait l'Entrée de l’Instar, ou se trouvait sur le premier échelon d'un escalier de bois, sans rampe, qui descendait dans un terrain vague, de quelques mètres au-dessous du niveau du passage. Ce terrain, assez vaste, allait rejoindre en pente douce les derrières des maisons du boulevard d'Italie. On y voyait, — quand il faisait jour, — des monceaux de décombres et de plâtras, des plaques de cette grande vilaine herbe bleuâtre qui croît sans culture dans tout le Sahara suburbain, quelques touffes de pissenlit, un jeu de quilles ou de rampo et deux ou trois cages à poulets qui avaient, l'été, la prétention d'être des tonnelles. C'est ce qu'on appelait le jardin.
Au fond, se dressait un grand bâtiment qui n'avait qu'un rez-de-chaussée, — percé d'une douzaine de fenêtres, — et qui avait été une tannerie : c'était dans cette espèce de caserne, entre quatre murs lézardés et sous un toit criblé de plus de trous qu'une écumoire, que Mme veuve Catapulte, — dite la maman Verre-Pilé, eu égard aux substances dont elle accentuait ses vins et alcools à gratter le gosier, — avait installé les fourneaux de sa bibine et le piano de son beuglant.
Qu'est-ce qu'une bibine ? Une taverne où se nourrissent — !!! — de pauvres hères qui n'ont que trois ou quatre sous à dépenser pour leur repas. Bibine signifie débine. On en rencontre un certain nombre aux environs de la place Maubert et de la Butte-aux-Cailles, quartiers indigents dont la population famélique éprouve le besoin de se restaurer à bon marché.
Qu'est-ce qu'un beuglant ? Quoique le nom indique suffisamment la chose, qu'on nous permette d'ouvrir ici une parenthèse que nous refermerons tout de suite, — de peur d'enrhumer le lecteur.
Chaque époque a sa maladie. Nous avons eu successivement la girafe, la polka, les émeutes, les tables tournantes, la polichonnerie, les vélocipèdes, les patins à roulettes, le phonographe et la comédie de salon. Tout cela a passé ou passera. Le café-concert seul est resté.
Il n'est pas de si mince cité de nos provinces, pas de si minuscule bourgade de nos campagnes qui n'exigent et qui n'aient le leur. Dans les centres, on on compte presque autant que de photographes. Que dis-je ! il y en a d'ambulants qui vont de hameau en hameau, comme jadis le chariot de Thespis à l'essieu grinçant et aux durs cahots, initier les intelligences rurales aux beautés des Pompiers de Nanterre et de la Canne à Canada ! All right ! Il est encore de beaux jours pour la Muse !
A Paris, ces buvettes lyriques ne se chiffrent plus. On se demande, en vérité, quelle rage pousse, le peuple le plus éclairé (système Jablochkoff et Cie) de l'univers à s'intoxiquer de boissons sophistiquées en savourant, enveloppés dans une harmonie cochinchinoise, des vers qui semblent jaillir par les égouts de Bicêtre ou de Charenton. On se demande de quelles misères de tels amusements peuvent être le contre-poids.
Car il y en a partout, de ces Eldorados et de ces Alhambras : à la cave et au grenier, au sixième étage et dans les sous-sols, pour les classes dirigeantes et pour les nouvelles couches, ici et là, d'étincelants et d’enfumés, de champêtres et de clandestins, sur les promenades qui font la gloire et dans les halliers qui font la honte de la Babylone moderne.
Il y en a qui sont des palais, des théâtres, des gymnases, où l'on coudoie à peu près la même société qu'à l'Opéra, à l'Hippodrome ou au Casino, et d'autres qui sont des bouges, des mauvais lieux et des coupe-gorge, où la police jette son filet pour en retirer le dessus du panier du vol, du vice et de la dépravation. Il y en a même où l'on chante. C'est le petit nombre, par exemple. Dans le reste, l'on hurle, l'on miaule, l'on glapit, l'on beugle. D'où le sobriquet caractéristique de beuglant, lequel englobe dans une image et dans une onomatopée tous les établissements de ce genre.