Les dernières étapes de la photographie
La Presse — 19 mai 1893
La première image — Un non-sens — Photographie en couleur et photographie des couleurs — Historique des tentatives — Chez M. Attout-Tailfer — Vitraux et tentures — Photographie anatomique — Plus de clichés sur verre — La photographie isochromatique
Un jour d'été, par un soleil ardent, Daguerre quittait une maison de campagne récemment remise à neuf. Les mars étaient fraichement crépis à la chaux. Dans l'une les pièces, la tenture n'était pas encore posée. On ferma les volets, tout en prenant soin de laisser la croisée ouverte, afin de permettre à l'air extérieur de sécher les plâtres.
Au retour Daguerre, lorsqu'il pénétra dans cette chambre, s'aperçut que l'auvent était percé d'une minuscule ouverture circulaire. Les rayons solaires pénétraient en faisceau, et, traversant l'obscurité de leurs flèches d'or, traçaient sur l'écran improvisé tout un coin de paysage.
Daguerre ouvrit et constata, non sans curiosité, que l'image persistait quelques instants, malgré le jour intense, sur la chaux.
L'idée première, qui devait servir de base à ses découvertes à venir, était née.
Comme on le voit, elle se révélait d'une manière tout aussi imprévue l'inventeur, que tes lois d'oscillation du pendule à Galilée, tandis qu'au cours d'un office, dans la cathédrale de Pise, il suivait d'un œil distrait au milieu des vapeurs bleuacées de l'encens, le balancement d'une veilleuse suspendue à la voûte, cherchant dans sa cervelle d'enfant, quelle loi immuable pouvait bien régir ce mouvement.
Depuis Bacon qui, en 1261, formulait ce principe d'après Aristote, que tout corps, être ou chose, placé vis à vis d'une boite entièrement close, vient y refléter son image lorsqu'un trou perce la paroi, jusqu'aux plus récents novateurs de nos jours, nombreuses et variées ont été les tentatives. Leur indication seule remplirait des volumes, car cette science captivante dont le but consiste à fixer, éterniser les manifestations les plus rapides de la vie, demande simultanément ses procédés subtils et délicats, à l'optique, à la chimie, à la mécanique. L'idée ne me vient pas d'analyser au cours d'un article aussi rapide, l'évolution complète des progrès réalisés en photographie.
Je veux me borner aux étapes dernières parcourues, aux tentatives seules ayant pour but nettement déterminé d'obtenir la photographie des couleurs.
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Les phases traversées s'indiquent rationnellement d'elles-mêmes :
- la production du reflet de l'image ;
- la fixation de cette image ;
- l'obtention des valeurs et des couleurs de cette image.
À cette première phase, de 1824 à 1889, s'attachent les noms de. Niepce, de Petzeval, de Steinhel, de Vogel, de Martens et de Moessard.
À la seconde, de Niepce encore, de Daguerre, de Fizeau, de Le Gray, Desprat, Guerdin, Poitevin, Chardon, Maddox, Van Monckhoven et Benett.
À la troisième, qui ne commence, à proprement parler, qu'en 1873, s'attachent les noms de Léon Vidal, Tailfer, Herschell, Becquerel, Niepce de Saint-Victor, Poitevin et Lippmann.
C'est à cette dernière que nous nous arrêterons surtout.
En effet, amateurs ou professionnels, sentaient qu'il restait une lacune profonde à combler. L'image était là, mais c'était une image muette. Les couleurs étaient inversées, les valeurs n'existaient pas ; seuls, les tons bleus, partout répandus dans la nature, se révélaient avec une certaine netteté. Des jaunes et des rouges, pas de trace.
Le docteur Vogel, un médecin viennois, posa en 1873, ce principe de la possibilité de créer une plaque qui, trempée dans une substance colorante, pourrait fixer les intensités des diverses couleurs. Cette théorie, l’ortochromatisme, il n'est pas bien démontré que le médecin allemand soit en droit d'en revendiquer la paternité, car, en définitive, il n'a produit aucun résultat pratique appréciable.
Ce furent Léon Vidai et Tailfer qui en 1875, vulgarisèrent le procédé, industriellement parlant, en créant la plaque isochromatique base de la photographie de l'avenir, dans laquelle se résumera sans doute la formule définitive.
Jamais un pas aussi grand n'avait été fait Sur ce terrain, depuis 1840, époque à laquelle l'anglais Herschell avait constaté que le sous-chlorure d'argent violet reproduit, d’une manière approchée, les couleurs du spectre solaire.
Toutefois, si l'image avait ses valeurs, les couleurs manquaient encore. Becquerel, Niepce de Saint-Victor et Poitevin obtenaient bien des épreuves avec couleurs, mais elles étaient infixables.
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En 1882, M. Attout-Tailfer, qui, depuis longtemps déjà, étudiait la question en passionné de cet art qu'il était, mettait au jour un procédé, industriellement applicable, établi de toutes pièces l'ensemble constituait le dernier pas, la photographie isochromatique entrevue depuis longtemps, toujours poursuivie, mais jamais complètement atteinte, fugitive et insaisissable comme le rayon de soleil dont elle était la fille.
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C'est à M. Attout-Tailfer lui-même que nous sommes allé demander où en étaient ses recherches.
Nous le trouvons là-bas, oh bien loin, derrière la barrière d'Italie, dans son laboratoire de la rue Moulin-la-Pointe, à l'angle du boulevard Kellermann.
Au moment où nous entrons nous croisons une ouvrière.
Elle porte un costume qui ferait bondir d'aise Mme Astié de Valsaire. Elle est vêtue d'un pantalon bleu et d'une cotte, un foulard roulé sur sa tête.,
Elle vous a un petit air oriental plein de pittoresque sous ce costume.
M. Attout-Tailfer trouve moyen, en dépit de ses travaux très absorbants, de remplir très consciencieusement le mandat de conseiller municipal qu'il a accepté. C'est l'activité personnifiée. Président de jury, président de chambre syndicale, organisateur de la 1ère exposition internationale de photographie, il n'est pas une manifestation scientifique, industrielle ou artistique à laquelle il ne prête son concours.
— Ce serait bien long, nous dit-il, de vous exposer par le menu, les expériences qui m'ont amené aux résultats présents.
Néanmoins, je vais vous en donner les traits essentiels, puis vous montrer les épreuves.
On a souvent confondu la photographie en couleur avec la photographie des couleurs. La première, qui commence avec la plaque au bitume de Judée, en demi-teinte, de Niepce, est remplacée par l'emploi des colloïdes, Talbot, Amand-Durand, Pretch, Ch. Nègre, en ont été les expérimentateurs assidus. Ces différents procédés se sont continués avec Woodbury et Charles Cros, l'inventeur de l'héliochromie à superposition de tirages. C'est du domaine mécanique surtout.
Mais nous nous trouvons en présence d'expériences d'un autre ordre.
Je me suis basé sur ce principe :
— Toute reproduction photographique doit être vraie comme valeurs et comme lignes.
En effet, qui dit reproduction dit exactitude.
En 1882, j'ai pris -un brevet pour la préparation des glaces isochromatiques, au moyen desquelles j'avais acquis la certitude de donner les couleurs avec leur véritable intensité. Et pour obtenir ce résultat, je faisais intervenir l'ammoniaque dans mes préparations.
Avant moi, d'autres ont tenté, mais leur erreur a été de vouloir utiliser les substances colorantes pour servir d'écran, tandis que, pour moi, c'est l'éosinate d'argent qui modifie le rayon.
Le docteur Vogel a prétendu que l'éosine d'argent se décompose immédiatement sons l'action du bromure d'ammonium.
Il s'est trompé, il n'a pas su s'y prendre dans ses manipulations. D'ailleurs, l’analyse qu'il donne de mon émulsion est inexacte, et la théorie optique sur laquelle il se base est fausse.
C'est donc avec l'éosine que je prépare le gélatino-bromure isochromatique de mes plaques.
Ici un mot. L'éosine dont se sert M. Attout-Tailfer est le produit du traitement de la fluorescéine par le brome, en présence de l'acide acétique de l'alcool. C'est un acide puissant, ses sels sont solubles. Son nom vient du grec « èôs » aurore. On l'emploie pour la coloration des pièces anatomiques.
— Sous cette dénomination générique d'éosine, nous dit M. Attout-TaiIfer, j'entends les Erythrosines, Rosé bengale, Cyanosine, etc., tous les composés iodés, bromes, chlorés, acides ou alcalins de la fluorescéine. De même, pour les alcalins, l'ammoniaque peut être remplacé par la potasse, la soude ou leurs composés.
Maintenant, le temps ne peut rien contre mes plaques. Placées bien au sec, elles gagnent, au contraire, comme rapidité en vieillissant.
M. Attout-Tailfer nous montre un « schéma » constatant ses résultats.
C'est un écran rayé : les bandes horizontales, jaunes et bleues, alternent ; au milieu se trouve une étoile rouge à six branches, au centre un cercle blanc.
D'un côté une épreuve photographique ordinaire les bandes claires sont venues en noir. Les bandes foncées sont claires. L'étoile du centre est noire.
De l'autre, une épreuve isochromatique les bandes claires sont claires, les bandes foncées ont gardé leur couleur, l'étoile est à sa valeur exacte entre le jaune et le bleu.
Cette épreuve constitue le type générique des résultats possibles.
Dans des paysages, les ciels sont teintés, les lointains bleutés, à leur valeur exacte ; les verts sont fouillés, les maisons à coloration chaude murs jaunes, tuiles rouges. De cette vérité des tons naît la vérité des plans.
L'épreuve n'est plus conventionnelle : elle garde le caractère artistique et pictural de l'œuvre elle-même.
Mais où l'effet est saisissant, c'est dans la reproduction du vitrail.
Les ors, les soleils, l'azur, les inscriptions se retracent avec une parfaite transparence. On sent le jour derrière le verre. Comme nous voilà loin des reproductions d'antan, où les noirs ne permettaient pas même de distinguer le plomb sertissant les vitraux.
— Les utilisations scientifiques de la photographie isochromatique pourront donner des résultats pratiques d'une extrême valeur par leur précision même, nous dit M. Attout-Tailfer.
Ainsi, en analyse spectrale, j'ai obtenu la fixation des différentes bandes qui me permettaient de reconnaître, de déterminer, à loisir, l'origine des composés divers que je cherchais.
Le procédé, en astronomie, permet la photographie des astres avec leur véritable nuance.
En anatomie, des épreuves successives permettent de suivre jour par jour, heure par heure, les aspects sous lesquels se présente le mal.
Et M. Attout-Tailfer nous montre une série d'épreuves reproduisant les teintes diverses, livides, Menacées, violâtres, sanglantes, d'une affection de la peau.
— Le verre, nous dit-il, a fait son temps comme support. D'ici peu, si vous le voulez bien, nous causerons de la pellicule flexible, souple ou rigide, qui est appelée à le remplacer. Elle offrira autant d'avantages que le cliché actuel présente de défauts.
C'est sur ce mot que nous nous séparons de M. Attout-Tailfer, en le remerciant des renseignements qu'il a bien voulu nous fournir.
Eugène Destez
Pierre Alphonse Attout, dit Attout-Tailfer était né à Paris le 29 octobre 1854 à Montrouge. Outre ses multiples activités dans le domaine de la photographies, il était conseiller municipal du 5e arrondissement où il résidait 7 rue Guy de la Brosse, dans le quartier du Jardin des Plantes. Il mourut brusquement à son domicile le 16 décembre 1895. Il peut être considéré comme l'inventeur de la pellicule photographique.