Le recensement professionnel à forfait
La République française — 12 janvier 1897
Depuis le 11 décembre dernier, le ministère du commerce a officiellement commencé le dépouillement de la partie des feuilles de recensement de 1896, ayant trait aux renseignements professionnels, partie destinée à fournir à l’Office du travail les éléments d'une vaste enquête.
Ce nouveau service est installé près de la porte de Gentilly, boulevard Kellermann, au bastion 84. Paysage suggestif s'il en fut, un de ces cauchemars de pierre semblables à ceux que l’opium et l’alcool inspiraient à Poe et à Baudelaire. Tous les monuments qui érigent aux alentours leurs masses grises et moroses racontent la détresse humaine. Oh ! le lamentable pèlerinage que celui qui mène au sanctuaire de la froide statistique : le Val-de-Grâce, la Santé, Sainte-Anne, l’hôpital Ricord, l'hôpital International. Bicêtre ! Les sept cercles de l’enfer parisien !
Le bastion est loué par le Génie à un prix infime ; un colombier militaire, gardé par deux sapeurs, occupe encore le troisième étage. Au rez-de-chaussée, sont la salle de réception des caisses et le bureau d’arrivage des bulletins ; au premier, les locaux des pointeurs ; au deuxième, les salles de classement. Le personnel féminin est isolé.
C’est une Compagnie américaine qui, sous la direction de l’Office du travail, a pris le recensement professionnel à forfait : 50,000 francs lui ont été alloués pour le mois de décembre 1896, seulement, et ils ont été rapidement absorbés. Il faut dire que ces honorables Yankees n’espèrent guère tirer de là des bénéfices immédiats ; ils veulent surtout soumettre à une expérience publique, probante, le fameux piano à chiffres, la machine à classer Hollerith, et prendre leur revanche de la demi-défaite qu’ils ont essuyée à la statistique municipale. Cet appareil, en effet, d’après les conclusions de M. le docteur Jacques Bertillon, ne saurait avoir d’utilité pratique qu'à la condition de s’appliquer à des opérations très étendues et très simples, comme le classement des mandats à l’administration centrale des Postes. Son adoption entraînerait la suppression de plusieurs centaines d’emplois féminins.
Le personnel du bastion 84 est recruté en majeure partie par voie de concours. Sur les 400 candidats environ qui se sont présentés, il y a eu vingt élus qui ont été imposés à la compagnie américaine. La direction des travaux est confiée à M. Marc, ingénieur, chef de section à l'Office du travail. Il a sous ses ordres deux commis principaux également détachés de l'Office, chargés, l’un du matériel et du classement, l’autre de la surveillance du pointage. Ils ont pris position dès le 1er novembre dernier ; le 14 décembre, les six premiers numéros de la liste ont été appelés. Les numéros 1, 2 et 3 ont obtenu d'emblée le titre de vérificateurs. Le 21 décembre, les quatorze élus restants ont été aussi convoqués avec trois dames qui seront les monitrices du personnel féminin ; elles ont, dans leur département, le classement des communes ayant plus de 810 bulletins. La plupart de leurs collègues sont des stagiaires des postes et télégraphes. Enfin, une nouvelle liste de pointeurs sera dressée, dans quelques jours, en dehors de tout concours.
Ajoutons que de jeunes garçons de seize à dix-huit ans sont adjoints aux pointeurs arec mission d’épingler les bulletins et que trois garçons de bureau ont été engagés. Le cadre complet comportera à peu près quatre-vingts personnes.
Voici, maintenant, en quoi consiste pour l'instant l’aride besogne de ces braves gens.
Les bulletins sont triés en trois catégories : 1° établissements professionnels occupant ouvriers, employés ou domestiques ; 2° travailleurs indépendants ; 3° inconnus. Un médecin, s'il a une bonne, est considéré comme chef d’établissement. Les trois catégories se répartissent elles-mêmes en deux, suivant qu’elles se rattachent à l'industrie et au commerce ou à l'agriculture. Les pointeurs portent sur chaque bulletin un numéro de classement qui sera reproduit par la machine perforatrice, et qui servira à diriger le fonctionnement de l’appareil Hollrith. D’après une clause du cahier des charges, l'Office du travail se réserve de faire recommencer le travail, si l’on vient à constater une moyenne de quinze pour mille d’erreurs.
Un premier examen a permis de se convaincre que les résultats du recensement professionnel sont peu satisfaisants pour les grandes villes. Paris a répondu de mauvais grâce au questionnaire ; le quartier ouvrier montré le plus évidemment son bon vouloir est Belleville. Par contre, les communes rurales ont rempli consciencieusement les formules grâce au concours discret et dévoué des instituteurs.
Minces sont les salaires de ces Parisiens du bastion, exilés souvent à deux lieues de leur domicile. Les vérificateurs ont 150 francs par mois 200 francs, dit-on, avant peu ; ce sont les gros bonnets de l'endroit. Les pointeurs ont 50 centimes par heure ; les femmes, 30 centimes ; les enfants 20 centimes. La journée est de huit heures, avec une prime travail qui pourra — combien captieux est ce futur ; — être allouée, mais ne devra dépasser le maximum mensuel de 50 francs. Un pur article de la charte ! En réalité les pointeurs, fêtes et dimanches déduits. Ne gagnent que 102 francs par mois, dont il convient de retrancher encore quinze francs pour frais de transport.
On calcule qu’au train ou les choses s’engagent malgré Hollerith, s’il ne survient ni accident ni à-coups, le travail durera quatre ans. Jusqu’au prochain recensement !