En quittant Montmartre
La Butte-aux-Cailles nouvelle butte « sacrée »
Comoedia — 4 septembre 1927
Les faits sont là pour nous montrer que c'est toujours sur les hauteurs — monts, collines ou buttes — que les poètes et les artistes se groupent et se retirent, loin des agitations, des bruits et des laideurs de la ville.
Le « maquis » a beau n'être plus qu'un souvenir montmartrois — tout comme le « bateau lavoir » de la place Ravignan où naquit le cubisme, tout comme cet « esprit », bien spécial autant qu'indigène, qui régnait seul « là-haut » — il y a encore des artistes et des rêveurs à Montmartre.
Enfant qui a grandi trop vite, déjà déformé et flétri avant d'avoir longuement vécu, Montparnasse a beau se couvrir de boîtes de nuit et de dancings, les hôtels-palaces et les restaurants chers ont beau y remplacer les maisons basses et leurs bistrots pittoresques il y a et il y aura encore là, faisant la fortune et la gloire du quartier, la plus puissante armée internationale de peintres avancés, de philosophes sociologues et de poètes hermétiques.
Mais, il est un autre mont, une butte, presque voisine, où des gens de chez nous vont, depuis quelques années, chercher la difficile paix, le presque silence et la joie des yeux. Elle pourrait bien être en passe de gagner le titre de nouvelle Butte sacrée, cette Butte-aux-Cailles, au nom plein de charme évocateur, qu'on songe à la splendeur cynégétique ou à la petite amie souriante, chantante et potelée.
Ah ! oui, nous sommes ici dans un vrai faubourg, hier quartiers pauvres, quartiers de chiffonniers, de mendiants et d'apaches, quartiers de filles et de rôdeurs qui font se lever en nous la vision oubliée du fameux bal de l'Alcazar, l'Alca de l'avenue de Choisy, que Jean Lorrain baptisa « un des endroits les plus dangereux de Paris », mais où il s'attardait à suivre les couples de danseurs, « parce que tous, écrivait-il, fignolent leur danse, tous sont merveilleusement attentifs à la mesure et au rythme. »
Nous sommes aujourd'hui encore dans un faubourg, moins crapuleux, certes, que du temps de l'Alca. Toutefois, c'est un faubourg ; la saveur acide, canaille et brutalement sensuelle s'y déguste à chaque carrefour, véritable odeur de Paname qui ne peut laisser en indifférence un seul Parigot de vraie fleur parigote.

L'avenue des Gobelins peut avoir ses cinémas sans couleur locale, elle n'a qu'à nous offrir son théâtre à tournées et son caf' conc, de La Fauvette pour, tout de suite, nous prendre et nous retenir : on y est chez soi, simplement, entre les mécanos de l'avenue d'Ivry, les tapissemards des Gobelins et les zigotos de Maison-Blanche.
Les rues neuves et les larges boulevards peuvent aligner leurs maisons hautes et nettes, n'en demeurent pas moins les vieux passages curieux, hier encore éclairés à l'huile et recélant des puits anciens, comme le passage Bourgoin, le passage d'Ivry et cette cour des Artistes., avec son impasse du Haut.
Et puis, comme l'imagination vagabonde, rien qu'à nommer les rues d'autrefois ! Rue Fontaine-à-Mulard, rue du Moulin-des-Prés, rue des Terres-au-Curé : ces noms existent toujours, qui ressemblent à de cocasses vêtements travestis, usés et déteints, sur des choses et des âmes nouvelles.
C'est cette âme nouvelle, cette âme de faubourg contemporain, que les artistes viennent découvrir ici. Quelques-uns déjà logent au bas ou sur les pentes de la nouvelle Butte sacrée. Voici, boulevard Arago, dans une riante cité d'artistes, au milieu de jardinets pleins de gazons, d'arbustes et de moineaux, voici les ateliers de Gaston Balande et de Céline Lepage, ceux de Zarraga, de Bénito, de Soudbinine et de quelques autres. Voici, avenue des Gobelins, Auguste Chevalier. Non loin, attirés par la Butte-aux-Cailles, voici le sculpteur José de Creeft et-voici le spirituel dessinateur Joseph Hémard… Quelquefois, le peintre Ludovic Vallée va relancer son ami Charles Guérin jusqu'à la place Saint-Jacques pour revenir de conserve aux ruelles de l'antique Bièvre… Les artistes se promènent ici… J'en sais qui, après avoir liquidé un inimitable châteaubriant aux pommes fondantes, avenue d'Italie, à la vieille auberge du Chariot-d'Or, s'en vont fumer leur bouffarde, un carnet de croquis sous le bras, à travers les coins peu fréquentés du quartier Croulebarbe, derrière les jardinets des Gobelins, au long du pavillon de chasse de M. de Julienne, à deux pas de la rivière de Bièvre, proche le tortueux passage Moret et la ruelle resserrée des Gobelins, à flanc même de la Butte... D'autres fois, ils vont à la Manufacture, traversent la cour aux larges et rugueux pavés, montent à l'atelier réservé où un copain veinard est en train de brosser un « carton » de commande. D'autres fois encore, ils entrent à la mairie du XIIIe où, sous la présidence de l'admirable Lemordant, les artistes de la Butte-aux-Cailles organisent une exposition modeste, mais pleine d'attraits. D'autres fois, enfin, ils vont « pinter le blanc » dans les caboulots de l'avenue de Choisy, où ne trône plus comme avant 1914, le fameux et redouté Surinet, le doyen de la pègre de Gentilly, mais devant lesquels passent en trombe, sans relâche, les autos des garages et des usines proches, tandis qu'en plein ciel, paysage métallique, se profilent en étages les énormes masses noires des gazomètres géants.
Charles Fegdal.
Charles FEGDAL, de son vrai nom Charles Edouard MASCAUX (1880-1944), fut historien et critique d’art. Membre de nombreuses sociétés savantes, il fut également membre de la commission du Vieux Paris.
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