Littérature

 La Cité Jeanne-D'arc - Jean Richepin - 1900

La Cité Jeanne-d'Arc

Extrait de Paysages et coins de rues par Jean Richepin (1900)
Dessin d'Auguste Lepère

J’en recommande la visite aux amateurs de pittoresque hideux. Ils verront que l'horreur moderne n'a rien à envier, hélas ! aux romantiques descriptions de la vieille Cour des Miracles.

C'est loin, par exemple ! Mais, en revanche, la promenade est belle. On remonte la Seine sur la rive gauche, en longeant la halle aux Vins, dont les senteurs alcooliques vous prennent à la gorge, puis le Jardin des Plantes, d'où sortent les âcres effluves des fauves. À partir de la gare d'Orléans, le quai devient comme désert. L'industrie allonge là ses grands murs nus. Mais en face, sur l'autre rive, on voit la Râpée, dont les guinguettes flambent au soleil, et, bientôt après, Bercy, la berge joyeuse encombrée de futailles, avec son va-et-vient de haquets, de débardeurs, avec ses maisonnettes qui font des taches blanches dans la verdure. Au premier plan de ce gai tableau, la Seine, large, courante, qui passe en chantonnant dans sa robe verte pailletée de lumière. Un dernier coup d'œil, et nous tournons à droite, par le boulevard de la Gare.

De la poussière, des arbres maigriots, des cheminées d'usines, le ronronnement des locomotives, coupé de sifflets déchirants, des maisons neuves accotées à des murs lépreux, et, dans l'air chaud, le lointain relent de la Bièvre, qui arrive par bouffées de puanteur. Nous allons vers le quartier noir des Gobelins.

Rue Jeanne-d'Arc ! Nous y voici. La cité commence à cette rue et finit rue Nationale. C'est un tas de grandes bâtisses séparées par des impasses. Elles contiennent près de quinze cents logements, et celui qui les a fait construire est, paraît-il, un philanthrope.

Eh bien ! c'est du propre, la philanthropie !

Les allées et impasses, non pavées, s'effondrent en trous béants, où la pluie demeure en flaques de boue. A cette boue s'ajoute le coulis gras des eaux ménagères, qui croupit et fermente en plaques d'huile putréfiée. Les trottoirs aussi, jadis bétonnés sans doute, sont sillonnés et cavés de crevasses où stagnent ces liquides immondices. Au bout de dix pas, on a le haut-de-cœur, et on marche en se bouchant le nez.

Entrez dans les maisons, c'est encore pire. Sombres, gluants d'humidité et de crasse qui se mêlent et font pâte, les corridors semblent des entrées de souterrains, ou plutôt de fosses d'aisances. L'ammoniaque, le gaz sulfhydrique, la vidange, s'y épanouissent comme au-dessus d'un dépotoir. Les caves, en effet, sont inondées de débordements grâce au mauvais état des tuyaux crevés et des réservoirs bondés. Le courage manque pour grimper les escaliers, et on se hâte de sortir du corridor, et l'on emporte dans ses habits cette nauséabonde parfumerie, qui s'agrippe à l'étoffe, l'imprègne, et vous pique le nez et les yeux.

Vrai, en se retrouvant dans l'allée en plein air, on croit que cet air sent bon, bien que la Bièvre y traîne son haleine empestée, où vient se fondre le fleur de la fabrique de noir animal située rue Tolbiac. Au moins, y a-t-il là une lointaine émanation de cuir tanné qui ravigote.

Dire que c'est cela que respirent encore de meilleur les habitants de la cité ! Et ils sont une charibotée, les malheureux. Pêle-mêle, d'ailleurs, dans ces prétendus logements philanthropiques. Des familles entières dans une même chambre, avec une seule fenêtre, prenant jour sur un plomb. Aussi faut-il voir les mines blêmes des gosses. Ils grouillent là dedans comme des asticots, nus et blancs, d'un blanc sale. Les adultes semblent des vieux. Le rachitisme, la scrofule, poussent à gogo sur ces chairs quasi putrides en naissant. On dirait que tout ce monde a dans les veines, au lieu de sang, du pus.

Quelle belle chose que la philanthropie !

Et, côte à côte avec ces corruptions physiques, la corruption morale, cela va sans dire.

Même parmi les locataires réguliers, les honnêtes gens de là-bas, songez à ce que peuvent engendrer la promiscuité fatale, le noir des habitacles, les peaux en contact perpétuel dans l'ombre !

Puis, sur ces quinze cents logements, beaucoup d'inoccupés. Autant de tanières à rôdeurs. La nuit venue, le gibier sans gîte arrive en rasant les murs, fait la nique aux rares concierges, rampe au long des escaliers ténébreux, enfonce les portes, se niche et pionce. Plusieurs fois déjà la police a fait des rafles dans les recoins de cette caserne, et chaque fois le coup de nasse a ramené à fleur de lumière non seulement des vagabonds, mais des grinches, des chevaux de retour, des brochetons de maison centrale et de bagne.

Et pourtant, là aussi perchent des ouvriers, des vrais, des gens qui travaillent, qui payent leur loyer comme vous et moi, qui sont du peuple, et du bon.

Je ne fais pas de commentaires. Ce n'est pas leur place ici. Mais allez voir ça, et réfléchissez vous-mêmes.

Ouf ! voici l'avenue des Gobelins. Là-bas, derrière nous, la campagne mélancolique de la banlieue, maigre et poudreuse, mais jolie tout de même, avec son horizon de bois dans les brumes violettes du lointain. Là-haut, en face, le Panthéon arrondit son dôme doré comme une grosse brioche.

Quelle ironie, cette verdure, pour la cité Jeanne-d'Arc qui n'a pas d'air ! Quel contraste, cette brioche, au-dessus de ce quartier qui n'a pas de pain !

Jean Richepin
Dessins Auguste Lepère


A lire également

Extraits de "Un gosse" (1927) d'Auguste Brepson:

La cité Jeanne d'Arc

La vie, cité Jeanne d'Arc



A propos de la Cité Jeanne d'Arc

Sur les événements du 1er mai 1934

La fin de la Cité Jeanne d'Arc

Faits divers

Des textes de Lucien Descaves

La cité Jeanne d'Arc dans la littérature

Le 13e en littérature

La Cité Jeanne-d'Arc

Un gosse

par
Auguste Brepson

La cité Jeanne-d'Arc est ce vaste ensemble de bâtiments noirs, sordides et lugubres percés comme une caserne de mille fenêtres et dont les hautes façades s’allongent rue Jeanne-d'Arc, devant la raffinerie Say.

(1928)

Lire


Butte-aux-Cailles

La vague rouge

par
J. H. Rosny Ainé

L'homme suivit d'abord la rue de Tolbiac, puis s'engagea par ces voies ténébreuses, bordées de planches, de lattes et de pieux, qui montent vers la Butte-aux-Cailles. Les oiseaux des réverbères dansaient dans leurs cages de verre. On apercevait des terrains fauves, des chaînes de bosselures, des rampes de lueurs, des phares dans un trou du ciel, et, du côté de la Butte, un nuage de feu pâle évaporé sur Paris...

(1910)

Lire


Le quartier de la Gare

Monsieur Lecoq

par
Émile Gaboriau

Le 20 février 18.., un dimanche, qui se trouvait être le dimanche gras, sur les onze heures du soir, une ronde d’agents du service de la sûreté sortait du poste de police de l’ancienne barrière d’Italie.
La mission de cette ronde était d’explorer ce vaste quartier qui s’étend de la route de Fontainebleau à la Seine, depuis les boulevards extérieurs jusqu’aux fortifications.
Ces parages déserts avaient alors la fâcheuse réputation qu’ont aujourd’hui les carrières d’Amérique.

(1869)

Lire


Butte-aux-Cailles

Le trésor caché

par
Charles Derennes

Depuis toujours on habitait, mon père et moi, sur la Butte-aux-Cailles ; encore aujourd'hui, ce quartier-là n'est guère pareil à tous les autres. Mais si vous l'aviez vu du temps que je vous parle ! Des cahutes s'accrochaient à la butte comme des boutons au nez d'un galeux ; ça grouillait de gosses et de chiens, de poux et de puces...

(1907)

Lire


La prairie de la Glacière

Sans Famille

par
Hector Malot

C’est un quartier peu connu des Parisiens que celui qui se trouve entre la Maison-Blanche et la Glacière ; on sait vaguement qu’il y a quelque part par là une petite vallée, mais comme la rivière qui l’arrose est la Bièvre, on dit et l’on croit que cette vallée est un des endroits les plus sales et les plus tristes de la banlieue de Paris. Il n’en est rien cependant, et l’endroit vaut mieux que sa réputation.

(1878)

Lire


Butte-aux-Cailles

Bouscot

par
Gaston Chéreau

Il habitait tout là-bas, aux Gobelins, dans un pâté de bicoques en carton que bousculent des rues à noms magnifiques rue des Cinq-Diamants, rue de l'Espérance, rue de la Butte-aux-Cailles…

(1909)

Lire


Quartier de la Gare

Un crime passionnel

par
J. H. Rosny

Je songe à l'histoire de la petite Jeannette, qui vivait dans le noble quartier de la Gare.

(1908)

Lire

Saviez-vous que... ?

En 1897, il y avait un magasin de porcelaine au 196 de l'avenue de Choisy dans laquelle le cheval du fiacre n°7119 entra le 26 mars…

*
*     *

Les deux molosses en pierre ornant le portail du mobilier national à #Paris13 sont l'œuvre du statuaire André Joseph Géraud Abbal, 1876-1953.
Abbal doit sa renommée à ses sculptures en pierre en taille directe. Il était fils et petit-fils de tailleurs de pierre de Montech (82).

*
*     *

Le 2 décembre 1923, le quotidien Paris-Soir rapportait qu'avenue des Gobelins, en face du 51, des agents avaient surpris Marcel Popinel, demeurant en hôtel, rue Lebrun, qui avait percé un fut de vin. Le pipeur a été conduit au commissariat de police du quartier.

*
*     *

Jusqu'en 1865, la rue de Patay (bourg du Loiret où Jeanne d'Arc défit les Anglais en 1429) portait le nom de boulevard de Vitry.

L'image du jour

Rue de la Fontaine-à-Mulard