Dans les quartiers de la misère
Ventres vides, poings levés !
L’Humanité — 3 juin 1934
Au-dessus des petites- maisons de la rue Nationale, à Paris, un bloc noir se dresse la cité Jeanne-d'Arc, dans le 13e arrondissement.
Quatre mille locataires sont là.

Décrire cette ville-taudis ? L’Humanité, bien avant que les reporters bourgeois, la « découvrent » après la magnifique lutte de la nuit du Premier Mai 1934, avait montré toute l'effroyable misère amassée entre ces murs gris et lépreux.
Des- couloirs sombres sur lesquels s'ouvrent des chambres, où 5, 6, 7 personnes sont entassées.
Des escaliers pourris, des « cabinets » nauséabonds — un pour 50 locataires ou plus.
Un air raréfié, empesté. Pas d’eau, pas de gaz. Il faut descendre les étages pour chercher un « broc » d'eau. Il faut faire marcher toute l'année le poêle ou la cuisinière pour la cuisine — même au mois d'août.
Et défense de laver les parquets, parce que « ça tombe sur le locataire d'en dessous ! »
Dans l'allée centrale, à droite, sur la porte du bureau de la gérance, cette- inscription, au minium : « À bas les vautours ! »
Et sur les murs, les affiches pour le dernier Premier Mai, d’autres qui appellent au rassemblement des chômeurs.
La cité des chômeurs
Car la- cité Jeanne-d'Arc pourrait être appelée la cité du chômage.
Les prolétaires qui habitent derrière ces murs lépreux ont été parmi les plus frappés par les conséquences de la crise : gars du bâtiment, débardeurs et charbonniers des quais de la Seine, métallos des usines du 13e.
— II y a ici, actuellement, nous dit un locataire, de 450 à 475 chômeurs. C'est-à-dire que – à-quatre ou cinq en moyenne par famille — c'est près de la moitié des habitants de la cité qui sont frappés par le chômage.
— Et vous touchez des secours ?
— Pas tous. Et même pour ceux qui sont inscrits, faut voir comment « ils » pratiquent.
« Vous- savez que les allocations sont de 10 fr. pour l'homme, 4 fr. 50 pour la femme et. 4 fr. pour l'enfant.
« En principe, on doit donc toucher pour chaque enfant.
« Mais je pourrais vous citer des cas où il y a trois enfants, mais où la caisse ne donne que pour deux.
— Tenez, reprend une autre femme -de la cité, c'est mon cas à moi. J'ai trois enfants, le dernier a sept mois. Eh bien on m'a refusé l'allocation pour lui, parce qu'il ne mange pas. Mais moi, si je veux le nourrir, il faut bien que je mange ! Alors, c'est avec les 4 fr. 50 que je touche par jour, que je puis prendre de la nourriture pour deux ?
La bourgeoisie affame dès le berceau !
Dirigeons-nous presque à tâtons dans les couloirs sombres. Écoutez. Ce qui domine, ce sont, bien sûr, les cris et le remue-ménage des gosses dans les chambres et les escaliers.
Mais écoutez mieux quelqu'un tousse à côté. Poursuivez votre chemin. À travers une porte, la même toux si caractéristique.
Entrons dans une chambre.
Voici un homme jeune, maigre, qui nous accueille. Au hasard des choses qu'il. nous dit marquons ceci :
— Je viens de perdre une sœur âgée de 14 ans tuberculose.
« J'ai une autre sœur, également atteinte de la même maladie. Moi, depuis 14 mois, je chôme et je suis malade…
« Et vous savez, ce ne sont pas les fumées de la raffinerie Say, en face, qui peuvent améliorer l'air… »
… Dans les couloirs, la toux reprend : ce vieillard ridé, cette femme au visage que l'on distingue si pâle, cette petite fille de six ans.
La cité de la nuit
Par la fenêtre, on aperçoit un coin de la rue Nationale, Devant l'entrée de la cité des gosses s'écartent Une femme passe lentement, s'appuyant sur une canne blanche une aveugle.
— La pauvre… murmure une locataire.
Et elle poursuit :
— Tenez, au premier, il y en a une autre.
« Elle a 45 ans. Elle a la canne blanche, depuis trois ans.
— Elle habile ici depuis longtemps ?
— Ils sont là, elle et lui, depuis 15 ans…
« Son mari est au chômage Justement, tenez, je crois qu'il attend aujourd’hui le médecin- pour sa femme.
— Pour ses yeux ?
— Oh non, je ne crois pas qu'il y ait quelque chose à faire… Mais « elle s’en va de la poitrine ».
On ne peut qu'écouter, figé d'horreur, ces phrases.
Au bout d'un moment, la compagne de la locataire, une femme d'une quarantaine d'années, qui coud dans un coin,: dit :
— Décidément, faudra que je m'achète des lunettes aussi. Je ne n'y vois plus clair…
Contre la misère
Cité de chômage, cité de la tuberculose, cité de la nuit. C'est la cité Jeanne-d'Arc !
C'est la misère prolétarienne la plus atroce.
Misère des radiations, misère des allocations insuffisantes, misère des salaires infimes pour ceux qui travaillent, misère des vieillards de l'assistance obligatoire, misère des taudis infernaux :
Et c'est pour cela que sur cette porte, on lit, indélébile :
À bas les vautours !
C'est pour cela que les affiches des organisations révolutionnaires qui mettent une note vive sur les murs gris, n'y sont jamais déchirées, et sont seulement recouvertes par les nouvelles. Et c'est pour cela qu'ils votent communiste et qu'ils ont élu, avec les autres prolétaires du 13e nos camarades André Marty et Monjauvis.
C'est toujours pour cela que le Premier Mai ils sont sortis, rue Nationale, aux cris de « Libérez Monjau ! »
C'est enfin contre tout cela, contre leur misère effroyable, contre le régime de famine, qu'ils se sont défendus héroïquement toute la nuit du Premier Mai 1934, contre les policiers du gouvernement d'affameurs, malgré les lances des pompiers, malgré les feux de salve.
Car ils savent qu'il n'y a — tout en accentuant l'action pour leurs revendications immédiates — qu’une solution à la misère aggravée du prolétariat.
Les Soviets partout !
MARS
A propos de la Cité Jeanne d'Arc
La cité Jeanne d'Arc fut construite entre 1869 et 1874 par un nommé Thuilleux, architecte et propriétaire de son état (49 rue Peyronnet à Neuilly) qui laissa son nom à un passage aujourd'hui disparu (et épisodiquement son nom à la cité), et fut démolie à partir de 1939 après une longue période d'évacuation. Entre temps, la cité fut un foyer de misère et de pauvreté autant qu'un lieu sordide et nauséabond à éviter. Avec la cité Doré, la cité Jeanne d'Arc est l'un des lieux du 13e sur lequel on trouve le plus d'écrits et de témoignages. On ne saurait donc ici proposer qu'une sélection.
Le nommé Thuilleux ne brillait pas particulièrement sur le plan de la philanthropie, ce n'était vraisemblablement pas son but.
Le Dr Olivier du Mesnil, dont il sera question plus loin, rapporte dans son ouvrage L'Hygiène à Paris (1890) que "la commission d'hygiène du XIIIe arrondissement s'est émue lorsqu'elle a vu s'élever cette immense bâtisse où se montre à la fois l'inexpérience du constructeur et son mépris absolu des règles de l'hygiène." Il ajoute que "la commission du XIIIe arrondissement ne s'est malheureusement préoccupée que de la question de sécurité ; il est dit en effet dans son procès-verbal du 28 mars 1870 que M. X. [Thuilleux] fait construire rue Jeanne-d'Arc des habitations extrêmement vastes qui ont donné des craintes au point de vue de la solidité, mais qu'après examen la commission, tout en constatant l'extrême légèreté des constructions, déclare qu'elles ne paraissent pas présenter quant à présent de causes d'insalubrité."
Les taudis que constituait la cité Jeanne d'Arc dès l'origine, attirèrent donc rapidement l'attention de la ville de Paris après une épidémie de variole et une inspection sévère se traduisit dans un rapport établi par le Dr du Mesnil à destination de la commission des logements insalubres. La ville prescrivit ensuite des mesures d'assainissement que Thuilleux s'empressa de contester devant le conseil de préfecture de la Seine (le Tribunal administratif d'aujourd'hui, jugement du 28 juillet 1881), lequel donna largement raison à la Ville, puis devant le Conseil d'État (arrêt du 1er aout 1884), lequel rejeta le recours introduit au motif que "les diverses causes d'insalubrité signalées par la commission des logements insalubres dans les maisons appartenant au sieur Thuilleux et formant la cité Jeanne d'Arc sont inhérentes à ces immeubles et proviennent de leur installation vicieuse..."
Des améliorations finirent pas être réalisées mais ne sortirent pas la cité de sa fange.
Thuilleux et ses successeurs profitèrent encore 30 ans de la manne que représentaient les loyers de la cité Jeanne d'Arc avant de la céder, en 1912, pour 800.000 francs à l'Assistance Publique qui sous la conduite de M. Mesureur, envisageait de réaliser une grande opération de création de logements à bon marché dans le secteur. Au moment de la cession, le ou les propriétaires de la cité tiraient un revenu net de 85.000 francs des 2500 locataires de la cité selon Le Matin du 2 novembre 1912.
Le projet de l'Assistance Publique ne se concrétisa pas notamment eu égard à refus des locataires de quitter les lieux et fut gelé par la guerre. La cité changea de mains en 1925 lorsque l'Assistance Publique renonça à ses activités dans le domaine de habitations à bon marché devenu celui des communes via leurs offices de gestion.
Devenue foyer d'agitation et enjeu politique, la démolition de la cité Jeanne d'Arc est une fois de plus décidée à la fin de l'année 1933 dans le cadre de la lutte contre les îlots insalubres. La mise en œuvre de cette décision prit du temps surtout après les évènements du 1er mai 1934 et l'organisation de la résistance aux expulsions par le PCF.
Les premiers temps
- Le Bazar Jeanne-Darc (1874)
- Paris Lugubre : la Cité Jeanne-d’Arc et la cité Doré (1879)
- Conseil de préfecture de la Seine - 28 juillet 1881
- La Cité Jeanne-d’Arc (La Presse, 11 aout 1881)
- La cité Jeanne-d’Arc - Extrait de Paris horrible et Paris original (1882)
La période "Assistance Publique"
- Neuf cents chiffonniers déménagent (Le Matin, 2 novembre 1912)
- La cité Jeanne d’Arc vu par le Gaulois (Le Gaulois, 17 novembre 1912)
- Un Meeting des Locataires de la Cité Jeanne-d’Arc (1912)
- Trois ilots à détruire d'urgence (1923)
Dix ans de blocage
- Une injustice à réparer - Lucien Descaves, L’Intransigeant — 29 juin 1924
- La Ville de Paris va-t-elle enfin s'occuper de la cité Jeanne-d'Arc ? (1931)
- L'assainissement de la cité Jeanne-d'Arc (Le Temps, 17 janvier 1934)
- On va démolir la cité Jeanne-d’Arc (La Liberté, 21 janvier 1934)
Sur les évènements du 1er mai 1934
- Le « Fort Chabrol » de la cité Jeanne d’Arc (Excelsior, 2 mai 1934)
- La cité Jeanne d’Arc transformée en fort Chabrol, récit du Petit-Parisien
- Treize émeutiers de la Cité Jeanne-d’Arc ont été arrêtés hier matin, récit du Figaro
- La tentative d'émeute cette nuit rue Nationale, récit du Journal
- Les assiégés de la cité Jeanne-d'Arc se sont rendus ce matin, récit de Paris-Soir
La fin de la Cité Jeanne d'Arc
- Ventres vides, poings levés ! (L’Humanité — 3 juin 1934)
- André Marty aux côtés des locataires de la cité Jeanne-d'Arc contre l’entrepreneur Gervy (L’Humanité — 9 mai 1935)
- La cité Jeanne-d'Arc a été nettoyée de ses indésirables (Paris-Soir, 24 septembre 1935)
- Cité Jeanne-d'Arc - Les agents protègent les ouvriers démolisseurs des taudis (1935)
- Sous la protection de la police, des ouvriers ont entrepris la démolition de la trop fameuse cité Jeanne-d'Arc (Le Matin - 1935)
- Une rafle dans la cité Jeanne-d’Arc, repère de la misère et du crime (1937)
- Les ilots de la misère par Jacques Audiberti (1937)
Faits divers
- Un Drame du Terme (1902)
- Une cartomancienne assassine son ami (1921)
- La police devra-t-elle assiéger dans la cité Jeanne-d'Arc Henri Odoux qui blessa sa voisine ? (1935)
- L'ivrogne qui avait blessé sa voisine est arrêté. (Le Journal - 1935)
Autres textes de Lucien Descaves
La cité Jeanne d'Arc dans la littérature
- La Cité Jeanne-d'arc - Extrait de Paysages et coins de rues par Jean Richepin (1900)
- La Cité Jeanne d'Arc dans "Les mémoires de Rossignol" (1894)
- Extraits de "Un gosse" (1927) d'Auguste Brepson: