À quel point de son parcours à travers Paris la Seine reçoit-elle, dans
ses eaux glauques, son impétueuse affluente la Bièvre ?
Il n'y a pas beaucoup de semaines, vous vous en souvenez, Parisiens de la
rive gauche, côté sud-sud-ouest, les ondes de cette rivière parfumée, tout à
coup devenues torrentueuses, vous submergèrent. Elles laissèrent, a-t-on
dit, sur des tables de salle à manger, sur des buffets, sur des commodes,
même dans des chambres de premier étage, des débris de veau mégis, de mouton
maroquiné, de peaux de vache évadées de la fosse à tan.
Puisque je suis en exploration (ni scientifique, ni militaire, ni
civilisatrice — tranquillisez-vous, aborigènes) dans ces contrées, et
puisque la folle Bièvre, au dire des géographes, se jette dans les bras de
la Seine majestueuse entre le Pont-Neuf, où je suis, et le Jardin des
Plantes, où je vais, que pourrais-je mieux faire que de déterminer
exactement le lieu de leur rencontre.
D'abord, descendons reconnaître cet îlot boisé qui est en bas, très en
bas de la statue d'Henri-IV. On l'appelle le Jardin du Vert-Galant. C'est
assurément, par ces torrides chaleurs, l'endroit le mieux ombragé, le plus
frais, le plus calme de la Ville. Des arbres plusieurs fois séculaires,
saules et peupliers, y déploient des branchages de forêt vierge — une forêt
vierge qui serait de plain-pied avec un bateau de blanchisseuses. Vous
croyez peut-être que l'on s'y presse en foule ? Erreur. Il n'y a que le
gardien en uniforme, perché, endormi dans une jolie logette, et moi, qui ai
cinquante mètres de bancs pour m'asseoir.
Mais je ne m'assieds pas ! Je remonte l'escalier de granit. Je rejoins la
cité glorieuse, navire et berceau de la civilisation française. Toute notre
civilisation, oui, est là, résumée, concentrée.
Un Palais de Justice où l'on compte des tribunaux de toutes les sortes ;
un hôpital, deux prisons, une caserne, la préfecture de police, une
cathédrale, le marché aux fleurs, un cimetière, la Morgue, et la statue de
Théophraste Renaudot.
Qu'est-ce que tu dis de ça, toi vrai grand homme, tard connu, le premier
en date et le plus justement illustre des journalistes ?
La Morgue ! J'y entre. Il y a foule de ce côté-ci de la vitrine, et aussi
de l'autre côté.
La morgue au Pont de l'Archevêché
Ils sont cinq sur des dalles de marbre couchés presque coude à coude :
une vieille femme à chevaux blancs ; une très jeune blonde ; encore une qui
paraît avoir trente-cinq ans ; deux hommes : l'an, grand, de beau visage,
les joues racées, cheveux en brosse, épaisse moustache grise ; l'autre est
jaune et laid, petit, malingre, traits sinistres.
Tous, hommes et femmes, sont des pauvres gens. Je me retrace, j'imagine,
leur histoire...
Un remous se fait dans le public spectateur. Plusieurs s'en vont ;
d'autres curieux les remplacent. Parmi ceux-ci, un jeune garçon d'allures
distinguées, de costume élégamment débraillé. Un étudiant en droit
peut-être, qui sera, dans quelque vingt ans d'ici, député, préfet ou
magistrat. Il a à son bras une fille gentille, qui se serre contre lui,
subitement devenue sérieuse, frissonnante.
Est-ce une hallucination ? J'ai cru voir la vieille, de l'autre côté de
la vitre tressaillir, et aussi la jeune, et aussi le vieux à la moustache
grise.
Le petit homme aux traits sinistres a ricané.
Je me sens devenir pâle, j'ai froid jusqu'au cœur. Je sors vite, frôlant
un peu rudement le bel étudiant. Pourquoi ai-je eu l'envie de
l'interpeller ? Il ne m'a rien fait, ce jeune homme, rien ... et il est
innocent des cinq cadavres qui sont là.
Je reviens sur mes pas : dans l'ombre noire de l'église Notre-Dame ; je
repasse devant le morne Hôtel-Dieu ; je contourne la brutale caserne de la
Cité. Revoici le bon Théophraste. Je relis les deux belles phrases, belles
et vraies éternellement, qu'on a gravées sur son socle... Encore le Palais
de Justice, avec des gardes de Paris en faction. Et, en face, des
factionnaires encore, des gardiens de la paix, le sabre au clair et des
pompiers armés de fusils !
Je marche, ne regardant plus rien, songeant.
Quand ma songerie cesse je suis dans un jardin étrange, tout coupé
d'enclos où sont des bêtes parquées. Féroces, timides ou familières, elles
sont toutes pareillement prisonnières. Des flâneurs les regardent, ayant,
devant les redoutables, un petit frémissement de peur, hardis et agaçants à
l'égard des inoffensives. Là-bas on rit, autour d'une haute rotonde
grillagée, remplie de singes grimaçants. J'en remarque un, tout en haut, qui
gesticule plus que les autres ; il tient quelque chose qui parait être une
sonnette. Il ressemble étonnamment au président du Palais-Bourbon.
Mais je n'ai toujours pas trouvé l'embouchure de la Bièvre. Elle
traverse, me dit un plan que je consulte, le boulevard de l'Hôpital, Un pan
de mur indiqua, en effet, qu'elle arrive là, entre les rues Buffon et
Polonceau. On n'approche point de ses rives ; des propriétaires de jardins
s'en sont emparés. Fort bien. Mais l'embouchure. Il n'est pas dans la
coutume des rivières de finir sur un boulevard.
Vainement je cherche. L'estuaire de celle-ci est-il plus introuvable que
les sources du Nil ?
En tournant le dos à la Seine, à la hauteur du pont des Arts, et en s'engageant en ligne droite sur la rive gauche, on laisse à droite le cimetière Montparnasse et on parvient aux anciens boulevards extérieurs. Là se trouve le boulevard d’Italie et l’ex barrière du même nom. À deux pas, un peu sur la droite, s’étend l’un des quartiers les plus curieux et les moins connus de Paris. C’est la butte aux Cailles.
(1873)
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De la place d'Italie à la Bièvre via l'avenue de la soeur Rosalie et la ruelle des Reculettes
Dans ce roman paru en feuilleton dans Le Matin, Georges Spitzmuller et Armand Le Gay emmènent leur lecteur sur la piste de M. Ducroc, chef de la sûreté, pour qui le XIIIe arrondissement n'avait pas de secret.
Un homme s'arrêta sur la route, près de Gentilly. Il considéra le paysage misérable et puissant, les fumées vénéneuses, l'occident frais et jeune comme aux temps de la Gaule celtique. Si l'auteur nomme une poterne des Tilleuils, c'est bien de la poterne des Peupliers dont s'agit.
Un des coins de Paris, misérable et sinistre. La longée des fortifications plantées d'arbres en double ou triple rangée, le côtoie pourtant de verdures plaisantes durant la belle saison, mais, en réalité, sépare pour ainsi dire cette région parisienne du reste du monde. Du haut de la rue des Peupliers...
(1908)
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Saviez-vous que... ?
L'École Estienne est installée à son emplacement actuel depuis novembre 1889 mais n'a été inaugurée que le 1er juillet 1896 par le président de la République, M. Félix Faure.
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En 1882, l'ouverture de la rue de Tolbiac entre le carrefour des avenues de Choisy et d'Ivry et le carrefour de la rue Domrémy était achevée.
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Le 27 juillet 1916, 724ème jour de guerre, un violent orage causait quelques dégâts au 1 de la ruelle des Reculettes et la foudre blessait légèrement aux jambes Mme Paris, une locataire du lieu.
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En 1869, on décida que l’avenue située entre la place d'Italie et la rue de Gentilly, allait devenir avenue Sœur Rosalie, pour perpétuer la mémoire de la femme vertueuse dont le dévouement fut si utile à tant de nos braves soldats. On se souvient que c'est cette héroïque sœur de charité qui, en juin 1848, couvrit de son corps un officier de la garde mobile que les insurgés voulaient massacrer, et qu'elle eut le bonheur de sauver.
L'image du jour
Percement de l'avenue des Gobelins (1868)
La vue est prise de la place d'Italie dont on abaisse le niveau de près de deux mètres pour la pente de la nouvelle avenue soit moins forte. La construction métallique à droite, c'est le marché couvert des Gobelins. Il fonctionnera jusqu'à la fin du siècle avant d'être remplacé par le marché Blanqui. Avec l'ouverture de la rue Primatice, le marché couvert sera coupé en deux. La partie côté Gobelins sera démolie ; la partie côté boulevard de l'Hôpital subsistera jusqu'aux années 1970. ♦