L’ouvrier enseveli dans un puits
Le Figaro — 25 mai 1879
Le bruit avait couru, hier matin, que l'on venait d'arriver jusqu'à l'infortuné Ladame, dont nous avons raconté l'ensevelissement, et que l'espoir de le sauver ne devait pas être abandonné. Par malheur, il n'en était rien ; ce qui avait pu donner naissance à cette rumeur, c’est que, après un travail assidu poursuivi toute la nuit dans les catacombes par deux équipes d'ouvriers, sous la direction des ingénieurs Waleski et Killer, on était enfin parvenu au niveau du puisard. Mais là, on ne tardait pas à reconnaître la nécessité d'arrêter les fouilles, dont la poursuite eût pu amener de nouvelles catastrophes. Tous les efforts durent donc se porter sur le déblaiement du puits par en haut. Les ouvriers de M. Cayrol, entrepreneur de maçonnerie, n'avaient d'ailleurs pas cessé d'y travailler pendant la nuit.

Les numéros impairs sont à gauche. Au fond, de ce côté, on distingue les bâtiments de la cité Jeanne d'Arc.
À partir de neuf heures du matin, le lavoir de la rue Nationale devint donc l'unique théâtre des travaux de sauvetage. Seulement, les opérations ne pouvaient s'y effectuer que dans des conditions déplorables au point de vue de la rapidité. Un seul ouvrier se tenait au fond du puits et mettait au fur et à mesure, dans un seau qu'on lui descendait par le moyen d'un treuil, les moellons accumulés par l'éboulement. Inutile d'insister sur la lenteur forcée de ce procédé. Aussi, à trois heures de l'après-midi, le maître maçon, consulté par un des parents de la victime, déclarait-il qu'on ne pourrait sans doute pas arriver à Ladame avant la nuit.
Dès la veille, la belle-mère de Ladame, Mme Martin, était venue s'installer au lavoir, où elle a passé la nuit. Elle y a été rejointe bientôt par d'autres parents de son gendre, mais on a pu éviter la présence de Mme Ladame, à laquelle on n'avait encore osé dire la terrible vérité tout entière.
M. Grillières, commissaire de police, a poursuivi dans l'après-midi, près de Mme Martin et de M. Leroy, l'information qu'il avait déjà commencée la veilla sur ce funeste événement, mais cette enquête sommaire n'a pas révélé de faits nouveaux. A peu de chose près, l'intérieur du lavoir avait hier sa physionomie habituelle, le travail quotidien s'y accomplissait avec la même activité ; on pouvait seulement remarquer une sourdine mise au bruit des battoirs et au caquetage des conversations des laveuses.
Devant la porte, dans la rue, augmentait peu à peu le tas da décombres retirés du puits et stationnaient quelques groupes toujours tenus à distance par les agents.
Huit heures. — Le cadavre de Ladame vient d'être découvert et retiré du fatal puisard. Il porte des traces horribles de l'épouvantable écrasement qu'il a subi. Une partie de la face est tuméfiée, méconnaissable. Le corps est contorsionné, les vêtements de travail sont en partie lacérés.
Aussitôt que la nouvelle de la funèbre découverte est connue, la foule s'amasse plus compacte dans la rue Nationale. Le service d'ordre est renforcé et M. Grillères, commissaire de police, prend avec la famille toutes les dispositions pour le transport des dépouilles du défunt à son domicile, 11, rue du Parc, à Gentilly.
À dix heures et demie seulement, un brancard reçoit le corps ; la porte du lavoir, strictement close jusque-là, s'ouvre et livre pas sage au funèbre cortège, que la police protège contre la curiosité de la foule. Du reste, le parcours n'est pas long, car le corps est immédiatement conduit à quelques pas plus loin, au n° 15, chez M. Braux, entrepreneur de déménagements, et déposé dans une tapissière dont le plancher est recouvert de paille. À cet instant a lieu une scène émouvante : Mme Martin et les autres membres de la famille donnent un dernier baiser au pauvre Ladame et éclatent en sanglots. Quelques minutes après, la voiture sort rapidement et prend la direction de Gentilly.
L'enterrement aura sans doute lieu aujourd'hui, dans la soirée.