Une première distribution
Le Gaulois — 23 janvier 1884
On va lire le compte rendu navrant des visites que nos collaborateurs sont allés hier rendre aux chiffonniers affamés à plaisir par l'administration. Quelles misères ils ont rencontrées ! À quels malheureux ils ont distribué de l'argent, des bons ! La répartition n'a fait que commencer ; elle continuera aujourd'hui. Nous tiendrons nos lecteurs au courant de ces navrants pèlerinages, et nous ferons de nouveau un chaleureux appel à leur charité, sans ouvrir de souscription, si l'humanité n'éclaire pas enfin nos tristes gouvernants et ne les décide pas à rapporter l'ordonnance homicide du préfet de la Seine.
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Ve Arrondissement
Le quartier Mouffetard, ou plus justement le quartier Saint Médard est celui où les chiffonniers sont en plus petit nombre. Deux cités seulement situées en face et à deux pas l'une de l'autre, sont habitées par eux. Ils sont là cinquante familles tout au plus ; dans quels logements Imaginez des huttes en planches, perchées au sommet d'un escalier en bois vermoulu, adossées à la muraille rongée par les ans, étroites, sans fenêtres, absolument sans lumière et sans air, où grouillent, sur des tas de papiers et de chiffons, des familles entières.
Des sortes de trouées, faites au hasard, véritables tanières, dont le plafond forme un angle avec le sol, où l'on ne peut se tenir que couché: c'est là que vivaient les chiffonniers il y a quinze jours encore, là qu'ils meurent aujourd'hui.
Dans les unes, on gèle ; dans les autres, un réchaud, où flambent les derniers tisons ou quelques rares morceaux de coke, on respire un air chargé d'acide carbonique. Je suis entré dans une de celles-ci ; je n'ai pu rester là plus de deux minutes.
S'ils ne sont pas à la rue, tous ces misérables, ils le doivent encore à la charité de M. et Mme Proust, marchands en gros. Ces braves gens qui ne sont pourtant pas riches, les logent à crédit depuis plusieurs jours, plusieurs semaines, quelques-uns depuis plusieurs mois. Aussi il faut entendre en quels termes tous les habitants de cette cité parlent de leurs propriétaires.
Je suis entré chez un pauvre homme, sans parents, sans soutien d'aucune sorte, grelottant la fièvre, cloué sur un escabeau au milieu de son galetas, par la paralysie. Il n'a pu payer son loyer depuis trois mois. Encore, quand le travail allait, il se traînait tant bien que mal jusqu'au dehors et, à force de courage, réussissait à gagner dix-huit ou vingt sous, de quoi ne pas mourir de faim.
Il ne se plaignait point. J'ai donné à ce brave homme une petite somme d'argent, dont il a immédiatement distrait plus des deux tiers pour remettre un acompte à son propriétaire. J'avoue que je suis sorti de là, des larmes plein les yeux. C'est un nommé Favot.
J'ai porté aux chiffonniers, dans cette première visite, une partie de l'offrande de nos lecteurs, auxquels je suis chargé de transmettre des remerciements bien sincères, bien vrais.
On a mangé, hier soir, dans la cité Saint-Médard.
Paul Campana
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Au XIIIe arrondissement
Le treizième arrondissement est, après le dix-huitième, celui où habitent le plus de chiffonniers.
Ceux-ci sont groupés dans cinq cités différentes, la cité Doré, la cité Jeanne-d'Arc, la rue Harvey, la rue Bourgon et la Butte aux Cailles, tous ces endroits situés au delà de la Salpêtrière et de la manufacture des Gobelins.
Grâce au concours des six délégués reçus avant hier par le préfet de la Seine, MM. Hudelot, Rocard, Michel, Girard, Amberny et Mallet, et organisés en comité, des secours en argent et en nature ont pu être distribués à quatre cents chiffonniers environ, tous plongés dans la misère la plus noire.
Quelques-uns d'entre eux n'avaient point mangé depuis quarante-huit heures ; une pauvre vieille femme, à moitié morte d'inanition, faisait bouillir une paire de vieilles savates toutes graisseuses, pensant pouvoir manger l'espèce d'eau bourbeuse qu'elle en tirerait ; elle s'est trouvée mal en voyant qu'on lui remettait, une pièce blanche. Partout le plus complet dénuement ; tantôt ce sont des femmes seules ou des ménages qui ont souvent sept, huit, dix enfants à nourrir.
Un grand nombre de chiffonniers, avant que le travail leur manquât brusquement ainsi, avaient recueilli, leur permettant de coucher dans un coin de leur logis et partageant avec eux leur maigre pitance, une assez grande quantité d'ouvriers sans ouvrage, qui, pour ne pas rester inactifs et apporter un peu d'argent à la table commune ; s'en allaient par les rues le soir, munis d'un sac, et le remplissaient de papiers et d'autres détritus ; cela leur rapportait une dizaine de sous.
Mais, aujourd'hui, leur petite industrie ne va plus. Tant que le propriétaire ne se montrera pas exigeant, ils auront encore à se loger, mais pour la nourriture il n'y faut plus songer ; les autres n'ont pas même pour eux.
En somme, de dix à onze mille chiffonniers de profession ou d'occasion que contient le treizième arrondissement, un bon tiers se trouve aujourd'hui dans la profonde misère ; les autres peuvent à grand-peine attendre quelques jours avant d'être dans la même situation, mais au prix de quels efforts et de quelles privations !
L. Tréfeu
Chiffons et chiffonniers dans le 13e
Territoire en marge de la capitale, le 13e accueillait d'importantes communautés de chiffonniers qui se répartissaient en plusieurs points de l'arrondissement. Ces activités commencèrent à décliner à partir des années 1880 notamment à la suite de l'arrêté du 24 novembre 1883 dit "arrêté Poubelle", entré en vigueur le 15 janvier 1884, organisant l'enlèvement des ordures ménagères et prescrivant la mise en place par les propriétaires d'immeubles de récipients ad hoc à disposition de leurs locataires.
Les lieux
- La Cité Doré par Alexandre Privât d'Anglemont (1854)
- Le Cabaret du Pot-d’Étain (1864)
- La rue Harvey (1889)
La "Cité Tolbiac"
L'expression "Cité Tolbiac" est apparue dans la presse uniquement en août 1898. L'entrée de cette cité était peut-être située dans l'impasse Sainte-Marie, voie de 35 mètres sur 4 débouchant dans la rue de Tolbiac (impasse Tolbiac avant 1877).
- Les concierges des chiffonniers (Le Petit Journal — 5 août 1898)
- La Cité Tolbiac (La Patrie — 16 août 1898)
- La cité Tolbiac (Le Figaro — 16 août 1898)
- L'Exode des « Biffins » (Gil Blas — 16 août 1898)
- Le monde de la hotte (Le Gaulois — 20 août 1898)
Les gens
- Chiffons et chiffonniers (1872)
- Les chiffonniers de la Butte-aux-Cailles (1875)
- Portrait d'un chiffonnier de la Butte-aux-Cailles (extrait du précédant - 1877)
- La villa des chiffonniers (1897)
L'arrêté Poubelle et ses conséquences
L'arrêté du préfet de la Seine organisant l'enlèvement des ordures ménagères via une règlementation des réceptacles et des heures de dépôts et de ramassage allait mettre à mal la corporations des chiffonniers. Quelques journaux s'en émurent et organisèrent des campagnes de soutien aux "chiffonniers affamés à plaisir par l'administration" selon l'expression du Gaulois qui ne faisait pas dans la modération sur cette affaire.
- Arrêté du 23 novembre 1883 dit "arrêté Poubelle" (1883)
- Les chiffonniers de Paris (Le Gaulois — 17 janvier 1884)
- Une première distribution - Ve et XIIIe arrondissement (Le Gaulois — 23 janvier 1884)
- Conseil municipal – Séance du 8 février (Le Gaulois — 9 février 1884)
- L’enlèvement des ordures ménagères (Le Gaulois — 26 février 1884)
Dans la littérature
