
DEUXIÈME PARTIE
Sur la piste
VII
L'ACADÉMIE
Quand l’homme que nous avons suivi jusque-là entra, la maîtresse d'hôtel dévisagea pendant quelques secondes cette figure inconnue, et elle allait ouvrir la bouche pour lui demander ce qu'il désirait.
Il lui prit alors la main d'une façon particulière en lui faisant des yeux des signes d'intelligence qui devaient lui être familiers, car elle s'écria aussitôt, toute saisie :
— Ah ! c'est donc vous, monsieur le… monsieur Thouvenet, je veux dire… par exemple, si je vous aurais reconnu !...
Mais l'homme posa un doigt sur sa bouche pour lui donner à comprendre qu'elle eût à se taire.
Alors la petite femme courut au casier de l'hôtel et en décrocha une clé qu'elle remit sans mot dire au nouveau venu qui s'élança aussitôt dans l'escalier pour ne s’arrêter qu'au sixième.
Une fois entré dans une chambre modeste qui donnait sur la rue de Montpensier et dont il referma soigneusement la porte à clé derrière lui, le soi-disant M. Thouvenet commença par jeter sa casquette sur un vieux lit en acajou qui occupait tout un panneau de la pièce. Ensuite, en un tour de main, après s'être mouillé la lèvre avec une éponge imbibée d'eau, il décolla sa moustache blonde et fit sauter sa perruque de la même couleur, sous laquelle apparurent alors le crâne chauve et luisant et le masque glabre de M. Ducroc.
— Allons !... dit le chef de la Sûreté en puisant dans sa tabatière d'argent qui l'accompagnait dans toutes les grandes occasions, il s’agit de rentrer maintenant dans la peau de M. Thouvenet, rentier.
Et tout en parlant, il ouvrait un vaste placard qui renfermait une collection d'habits des plus complets et des plus variés. Il en tira aussitôt un complet veston à carreaux fort usagé qu'il jeta sur une chaise puis un vieux pardessus marron, et enfin un « melon » défraîchi à très larges bords.
— Tenue de promenade de ce bon M. Thouvenet, proclama M. Ducroc.
Et il ajouta, après avoir jeté un coup d'œil en riant à cette défroque qui paraissait échappée à l'étalage d'un fripier :
— D'abord, faisons-nous la tête de l'emploi.
En même temps, de la planche du placard qui se trouvait au-dessus des habits, il tira une petite lampe à esprit de vin qu'il alluma après avoir mis dessus un peu d’eau à chauffer, puis une boîte qui contenait des cosmétiques, des petites brosses, des pattes de lièvre, tout l'attirail nécessaire pour se grimer.
Il paraît qu'il était passé maître dans cet art où il eût rendu des points à l'acteur le plus consommé, car au bout de vingt minutes, il s'était fait une tête tout à fait méconnaissable. Cheveux poivre et sel, toupet à la Louis-Philippe, sourcils broussailleux qui cachaient presque les yeux, barbe courte et taillée en carré.
— Là !... s'écria-t-il en se regardant avec satisfaction, Voilà Pierre Thouvenet tout craché ! Il ne me reste plus maintenant qu'à engraisser, et ce sera parfait…
Après s'être déshabillé, M. Ducroc commença à revêtir la défroque de l'imaginaire M. Thouvenet mais il était facile de voir, rien qu'à la largeur du pantalon, qu'elle put pu facilement contenir deux hommes aussi maigres que l'était le chef de la Sûreté.
Aussi commença-t-il par endosser une sorte de vêtement en caoutchouc fort ample, pareil à un maillot, qui le serrait étroitement au cou et à chacune des extrémités. Ce maillot bizarre présentait sur le ventre une petite ouverture pareille à une valve de pneu, où M. Ducroc vissa le tube d'une petite pompe à bicyclette, à l'aide de laquelle il se mit immédiatement en devoirs d'insuffler l'air à l'intérieur.
Le maillot se gonfla à vue d'œil, et en quelques minutes l'opération fut achevée; Maintenant le complet à carreaux allait comme un gant et M. Ducroc avait l'apparence d'un gros homme ventru que ses plus intimes, s'ils l'avaient rencontré dans la rue, n'auraient certainement pas reconnu.
Ajoutez à cela cette figure joviale qui était un véritable chef-d'œuvre de grimage, et vous ne serez pas étonné de la stupéfaction avec laquelle la maîtresse de céans, sortie silencieusement, au bruit des pas, de son petit réduit où elle se tenait tapie comme une araignée au fond de son trou, vit descendre ce bourgeois corpulent qu'elle n'avait pas vu monter.
Et de deux ! fit M. Ducroc en mettant les pieds sur le trottoir de la rue de Valois, qu’il descendit sans même prendre la peine de regarder derrière lui, tant il était sûr que personne ne pourrait le reconnaître sous son nouveau, déguisement, même si on l'avait suivi.
Place du Palais-Royal, il prit l’omnibus : vingt minutes plus tard, il mettait pied sans encombre sur le pavé de la place d’Italie.
Là, il s’orienta.
Il se trouvait au centre d'une vaste étoile formée par un square au milieu duquel était un bassin entouré d'arbres et d'où rayonnaient des avenues à perte de vue.
Il avait devant lui, à sa droite, la longue avenue des Gobelins, à sa gauche le boulevard Auguste-Blanqui, au milieu la courte avenue de la Sœur-Rosalie.

– C'est là ! murmura M. Ducroc.
Et sans hésiter, il s'engagea dans cette dernière voie.
C'était un homme qui connaissait son Paris sur le bout du doigt, mieux que le chef de la Sûreté, et dans les quartiers les plus excentriques, il eût trouvé son chemin les yeux fermés, aidé par une mémoire des lieux vraiment merveilleuse, n'ayant d'égale que sa mémoire des physionomies.
Au bout de l'avenue de la Sœur-Rosalie, il se trouva en face d'une ouverture pratiquée dans le mur de la rue Abel-Hovelacque, qui coupe à cet endroit.

Une fois cette ouverture franchie, qui n'est plus défendue maintenant par une porte comme elle l'était il y a plusieurs années, M. Ducroc se trouva dans la ruelle des Reculettes.
C'était un étroit boyau de deux mètres de large, resserré de chaque côté entre des murs de trois mètres de haut, que précédaient des maçonneries très élevées, de construction récente, à en juger par les moellons qui avaient conservé une couleur claire faisant contraste avec la note sombre du reste.
Après avoir parcouru une centaine de pas, M. Ducroc arriva un endroit où le boyau faisait un coude brusque à gauche en même temps qu’il se rétrécissait encore de façon à permettre à peine le passage de deux personnes de front.
À partir de là, son aspect, déjà peu rassurant, devenait, sinistre, malgré le gai soleil de mai qui l’inondait de clarté. Ses murs noirs, surmontés de tessons de bouteilles et rongés de mousses comme une lèpre, suaient une humidité malsaine.
Au milieu de la ruelle pavée de pierres disjointes coulait un ruisseau noirâtre d'où montaient des exhalaisons nauséabondes. De-ci, de-là, une ou deux bicoques basses, peintes en rouge, dont le toit touchait presque terre, cabarets borgnes, repaires du vice et du crime où l'on se demandait avec angoisse ce qui devait s'y débiter le plus : du vin ou du sang ?...
Ce passage absolument désert donnait l'idée d'un véritable coupe-gorge, où, dès la nuit tombée, les pires assassinats pouvaient être commis en toute impunité à la lueur fumeuse d'une vieille lampe à pétrole que le vent balançait au bout d'une corde et éteignait quelquefois.

Si ces murs lugubres avaient pu parler, ce qu'ils faisaient du reste suffisamment avec l'éloquence muette des choses, chacune de leurs pierres eût évoqué une vision de sang et d'horreur.
Ce second coude, long tout au plus d'une cinquantaine de pas, se terminait par une sorte de portail bas en maçonnerie, sur lequel on lisait cette inscription en lettres demi effacées par le temps :
« Respect à la loi et aux propriétés. »
À droite de ce portail, une vieille maison à un étage sous mansardes enfouies plus d'à moitié sous un lierre probablement centenaire.
C'était l'« Académie », bouge ainsi nommé, on n'avait jamais su pourquoi, mais en tout cas bien connu des souteneurs et des escarpes de ces parages, qui en faisaient leur rendez-vous favori, de dix heures du soir à trois heures du matin.
On affirmait même que grâce à une tolérance spéciale de la police, il ne fermait guère de la nuit. Tolérance qui n'avait rien d'extraordinaire quand on saura que le tenancier de ce bouge était un ancien agent qui servait, ainsi que l’avait remarqué M. Harschfeld, si l’on veut bien s’en souvenir, d'indicateur à la Sûreté.
M. Ducroc poussa sans hésiter la porte de cet établissement d'aspect rébarbatif. On sentait à cette assurance, qu'il rentrait là comme chez lui.
Il se trouva dans une salle basse au plafond noirci par la fumée des lampes, où flottaient dans l'air des relents acres de tabac, de boissons et aussi d'acides venus des tanneries voisines. Tout cela vous prenait fortement à la gorge.
À cette heure, sauf un zouave en tenue de permissionnaire, la salle se trouvait vide de clients. Un grand diable, à la figure complètement rasée et aux cheveux noire coupés court, était en train de laver le plancher à grande eau.
À l'entrée de M. Ducroc, il leva la tête et dévisagea le chef de la Sûreté d'un regard rapide et perçant, tandis que ses lèvres minces se plissèrent imperceptiblement aux commissures comme pour un sourire qui ne se produisit pas.
Dans un coin, une table près de la fenêtre qui donnait sur des jardins en pente, un homme taillé en hercule, la figure haute en couleurs, barrée d'une très forte moustache châtain, mangeait un énorme morceau de pain et de fromage qu'il arrosait fréquemment de larges rasades de vin blanc. Et il s'acquittait si consciencieusement de cette agréable occupation, à laquelle il prenait un plaisir évident, qu'il ne se retourna même pas pour regarder le nouvel arrivant.
Celui-ci ne put s'empêcher de sourire et marcha droit au mangeur qui continuait de mastiquer avec toute la satisfaction d'un bœuf qui rumine.
Alors, lui donnant une forte tape sur l'épaule :
— Eh bien ! père Bazoche, on ne dit donc plus bonjour aux amis ?
Le gros homme se retourna avec lenteur pour dévisager qui se permettait avec lui une pareille marque de familiarité et ne se rappelant pas cette figure inédite pour lui :
— Du diable si je vous connais par exemple !

Le Matin — 11 et 12 mars 1912
Sur la ruelle des Reculettes
Historique
"Les Reculettes" dans la presse
- La ruelle des Reculettes et la Bièvre - 1914
- Dans la ruelle des Reculettes (Gabriel-Ursin Langé, 1928)
- La sente des Reculettes devient une rue - 1932