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LE CAPORAL
par
Lucien VICTOR-MEUNIER
TROISIÈME PARTIE
Les apaches de la Butte-aux-Cailles
X
Ministre et forçat
(Suite)
— Donc, votre avis ?... reprit le ministre.
— Puisque vous me faites l'honneur, de me le demander, je vous le dirai franche ment... Mon avis est qu'il convient de diriger immédiatement une expédition de police contre la bande des Apaches de la Butte-aux-Cailles, répondit M. Lacourbassière.
— Immédiatement ?
— Cette nuit même... Songez qu'il n'y a pas un instant à perdre... Les Apaches doivent s'être déjà aperçus de la disparition d'Emmanuel Levangard... Cela a pu leur donner l'éveil..Si je suppose, ils constatent l'évasion de leur prisonnière, ils comprendront le danger et n'hésiteront pas à se disperser.
Le ministre réfléchissait.
— Cette nuit ?...
Il s'était levé, il marchait de long en large dans son cabinet, les mains derrière le dos.
La pensée lui vint un instant que, peut-être, il aurait mieux fait d'ordonner tout bonnement l'arrestation du forçat évadé qui avait l'audace de se présenter au ministère de la justice. C'eût été évidemment le plus simple. Mais puisqu'il ne l'avait pas fait tout de suite... ...
D'un autre côté, l'expédition proposée, en admettant qu'elle réussît, présentait d'in contestables avantages. C'était un beau rôle à jouer, après tout, pour un garde des sceaux que de réparer une erreur judiciaire. La réhabilitation d'Emmanuel Levangard, ce n'était pas à dédaigner Et, en même temps, retrouver Adah Kohnoyr !...
Le ministre se disait, souriant tout bas à ses pensées :
— J'aurai une bonne presse. Son parti était pris. Il revint s'asseoir à son bureau, parla d'une voix brève :
— Écoutez, monsieur Lacourbassière. Voilà ce que nous allons faire... Pour agir vite... et vous m'avez convaincu de la nécessité de ne pas perdre une minute... nous considérons l'affaire uniquement comme une opération de police... Ne dérangeons ni M. le procureur de la République, ni le juge d'instruction chargé de l'affaire de la rue Coëtlogon... Vous irez tout de suite trouver M. le préfet de police... c'est lui que cela regarde... Attendez... je vais d'abord lui téléphoner pour le prévenir de votre visite, afin qu'il vous reçoive... Vous lui donnerez, les détails nécessaires... Il se mettra en rapport avec le chef de la police de sûreté et le commissaire de police compétent… Toutes les dispositions peuvent être assez rapidement prises pour que la maison désignée, ce cabaret du « Lapin guillotiné » soit cerné avant la fin de la nuit... Vous avez compris ?
— Oui, monsieur le ministre, répondit M. Lacourbassière.
Emmanuel s'était levé, violemment ému ; il voulait parler ; mais le ministre dirigea sur lui l'éclair impérieux de son lorgnon.
— Quant à vous, monsieur, dit-il, en accentuant d'une façon indéfinissable ce « monsieur », veuillez vous considérer à partir de ce moment comme en état d'arrestation... Il résulte de vos propres déclarations que vous vous êtes évade du pénitencier où vous étiez détenu, en vertu d'une condamnation régulièrement prononcée...
Ministre de la justice, j'ai le devoir de veiller à l'exécution des arrêts de la justice... Si tout ce que vous venez de dire est vrai, il est évident que la révision de votre procès devra s'ensuivre, et je vous engage ma parole que je saisirai moi-même la Cour de cassation... Mais, en attendant, mon devoir est de m'assurer de votre personne.
Emmanuel avait pâli, mais sa tête ne s'é tait point courbée, son regard n'avait point vacillé.
— Je suis venu me livrer, monsieur, dit-il d'une voix ferme... Je l'ai dit à M. Lacourbassière et je vous le répète : si je me suis évadé, c'est pour pouvoir établir, prouver mon innocence... La liberté n'est rien pour moi sans la réhabilitation, sans l'honneur. Je prends acte de la parole que vous venez de me donner de saisir la Cour de cassation de la révision de mon procès... Je ne demande rien autre chose ; et je tous remercie du tond du cœur...
J'accuse les nommés Staff, Guibolaque et Brocheriou d'avoir, la nuit du 3 novembre, sur la route de Vitry à Paris, attaqué la voiture où se trouvaient Maxime d'Hastecour et Adah Koknoyr... J'accuse Maxime d'Hastecour d'avoir, cette même nuit, de complicité avec Adah Koknoyr, assassiné son oncle, le baron Marpault, crime pour lequel j'ai été injustement condamné et dont je suis innocent…
Je viens de vous donner le moyen de vérifier mes affirmations... Je n'ai pas un mot à ajouter... Je suis entre les mains de la justice ; je me considère comme en état d'arrestation.
— C'est bien, dit le ministre qui avait regardé fixement Emmanuel pendant tout le temps que celui-ci parlait.
Et il ajouta :
— Vous allez entendre les instructions que je vais donner à M. le préfet de police.
La sonnerie du téléphone tinta ; et après les « Allo ! Allo ! » de rigueur, quand le ministre se fut bien assuré qu'il était en communication personnelle avec le préfet de police lui-même, il lui dit à voix assez haute pour que ni M. Lacourbassière ni Emmanuel ne pussent perdre une syllabe :
— Monsieur le préfet de police, j'ai, en ce moment-ci dans mon cabinet deux personnes qui vont aller vous trouver. L'affaire est urgente et ne souffre aucun retard. L'une de ces personnes est M. Lacourbassière, ancien juge d'instruction, que vous connaissez bien. L'autre est le nommé Emmanuel Levangard, condamné aux travaux forcés à perpétuité et qui s'est évadé de la Guyane...
Il affirme que la fille Adah Koknoyr, victime, tout récemment d'un rapt dont les circonstances sont restées mystérieuses, est en ce moment séquestrée dans une cave, par des bandits, dans un endroit de Paris appelé la Butte-aux-Cailles... Il affirme également que la dite Adah Koknoyr détient et est prête à fournir les preuves de son innocence à lui, car il prétend avoir été victime d'une erreur judiciaire... Ce Levangard. va aller vous trouver, en compagnie de M. Lacourbassière, de ma part... Vous vous assurerez de sa personne et prendrez toutes mesures propres à l'empêcher de s'évader de nouveau… Vous le considèrerez comme en état d'arrestation.
Mais en même temps vous organiserez cette nuit même, une, opération de police dirigée contre le repaire des bandits qu'il dénonce... opération dont le but sera la délivrance d'Adah Koknoyr et l'arrestation des bandits en question... Et vous voudrez bien, n'est-ce pas, me fournir dès, demain matin, à la première heure, un rapport sur ce qui se sera passé cette nuit.
Le ministre attendit pour recevoir la réponse du préfet ; puis, abandonnant le téléphone, et s'adressant à M. Lacourbassière et à Emmanuel :
— Vous avez entendu ?
Ils firent signe que oui.
— Eh bien ! allez !... le préfet de police vous attend... Et bonne chance !...
— Monsieur le ministre ! cria Emmanuel, le cœur gonflé, merci !... merci !...
M. Lacourbassière l'entraîna. Cinq minutes après, la voiture qui les avait amenés place Vendôme les emportait vers le boulevard du Palais.
XI
L'évasion
Avant de se lancer à la recherche de M. Lacourbassière, Emmanuel avait voulu tenir la promesse qu'il avait faite à Adah de lui procurer une lime.
Cela lui avait été facile. Une sorte de cabinet de débarras attenant à la cuisine du « Lapin guillotiné » était plein d'outils de toutes sortes. Emmanuel y découvrit aisé ment la lime qu'il cherchait et la confia à Christine, en lui recommandant bien de ne la laisser voir à personne et de la remettre à Adah Koknoyr lorsqu'elle irait lui porter son repas du soir.
Christine promit de suivre aveuglément les instructions de son frère. Elle porterait la lime à Adah ; elle ne dirait rien à personne ; c'était juré.
Emmanuel l'embrassa tendrement et partit. Il était à ce moment environ cinq heures du soir ; la nuit était déjà presque entièrement venue. Il s'éloigna rapidement dans la direction de Paris.
On a vu ce qu'il allait y faire.
Une couple d'heures après, la Toupie ayant de nouveau empli de provisions son panier, s'acheminait, à travers le terrain vague, vers la cahute abandonnée par laquelle on accédait au souterrain dans lequel Adah Koknoyr était séquestrée.
Pour celle-ci les minutes s'étaient écoulées bien longues depuis le moment où Emmanuel l'avait quittée.
En proie à une fièvre ardente qui lui martelait le crâne, Adah se tournait et sa retournait sur le grabat qui lui servait de couchette et duquel la chaîne qui lui faisait le tour de la taille ne lui permettait pas de s'éloigner.
Depuis qu'elle était dans le caveau, elle avait à peine pris quelques bouchées da nourriture et pour ainsi dire pas dormi. Seuls, ses nerfs exacerbés la soutenaient Elle ne vivait que de volonté.
N’ayant aucun moyen de mesurer la fuite du temps, elle croyait l'heure où la Toupie lui apportait sa pitance depuis longtemps passée, et se désespérait, se rongeait les ongles en murmurant des paroles de rage, lorsque le léger craquement de la porte, en haut de l'escalier, parvint à ses oreilles. Tout de suite après, elle aperçut la faible lueur de la lanterne.
Elle retint le cri qui lui gonflait la poitrine. Peut-être la personne qui portail cette lumière n'était-elle pas Christine... Elle ne respira que quand elle eut reconnu celle que, dans les alentours de la Butte-aux-Cailles, on connaissait sous le sobriquet de la Toupie.