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LE CAPORAL
par
Lucien VICTOR-MEUNIER
TROISIÈME PARTIE
Les apaches de la Butte-aux-Cailles
V
Le coup de la portière
(suite)
Ce fut — pendant que Christophe appelait au secours et s'efforçait d'ébranler la porte — vers cette voiture que Staff et Guibolaque portèrent Adah inanimée.
Staff ouvrit la portière ; Guibolaque déposa la jeune femme sur la banquette du fond ; Staff s'assit auprès d'elle.
— Est-elle morte ? interrogea Guibolaque.
— Morte ou vive, répondit Staff, il faut qu'elle soit là-bas dans une demi-heure.
— On y sera.
À ce moment, Roger et Brocheriou, qui s'étaient attardés à fermer les portes derrière eux, arrivaient.
— Partez vite !... vite !... dit Roger d'une voix étouffée ; il est en train de casser tout.
— Qui ? demanda Guibolaque.
—Le nègre.
— Bah ! répliqua le colosse avec un rire épais ; avant qu'il ait réussi à enfoncer, toutes les portes, nous serons loin !...
Tout en parlant, il avait détaché les chevaux ; il se hissa, assez péniblement sur le siège de la voiture, rassembla les rênes de qa main gauche, et empoigna le fouet.
Brocheriou s'était hâté de s'insinuer dans la voiture, où il s'assit sur la banquette de devant.
— Tu ne montes pas ? dit Staff à Roger.
— À quoi bon ? répondit celui-ci. Non, j'ai affaire ailleurs.
Et sortant de sa poche une enveloppe, il la tendit à Staff en disant :
— Tiens ! voilà ce qui est convenu.
Staff fit sauter, de l'ongle, un coin de l'enveloppe et, après avoir vérifié la contenu à la lueur des lanternes du landau :
— C'est bien, dit-il.
— Maintenant, vous savez ce qui vous reste à; faire, dit encore Roger.
— Parbleu ! ricana Brocheriou.
Et ses mains, désignant Adah qui gisait, masse informe, dans le fond de la voiture, eurent ce geste au moyen duquel on tord le cou à un poulet.
— En route ! ordonna Staff, d'une voix brève.
Il avait refermé la portière ; les chevaux partirent.
Dès qu'il eut vu la voiture tourner le coin, Roger s'élança à son tour hors de l'impasse.
Cependant, après avoir constaté l'inutilité de sa première tentative pour ébranler la porte, Christophe avait attendu, l'oreille dressée, pendant quelques secondes encore.
Ne apercevant aucun bruit, il eut la conviction nette, précise, qu'un malheur était arrivé, qu'un crime avait été commis.
Alors, terrible, décidé à tout pour voler au secours d'Adah, il chercha du regard autour de lui, une arme quelconque qui pût lui servir de bélier. Il ne vit rien d'abord, puis empoigna la banquette sur laquelle il était assis tout à l'heure et, la tenant en arrêt, se précipita contre la porte.
En même temps il vociférait :
— Au secours !... À l'assassin !... Me voilà, maît'esse, me voilà !...
Au second coup, tant la fureur décuplait, les forces du nègre, la porte se fendit et tout un panneau sauta. Christophe put alors empoigner la barre de fer et la faire sauter hors des alvéoles qui la retenaient. Effrayant, les mains déchirées et sanglantes, il s'élança dans le salon.
Il était vide.
Il hurla, lamentablement égaré, portant ses poings à ses tempes, d'un geste convulsif.
— Maît'esse !... Maît'esse !... Où êtes-vous ?
Mais l'arrivée de nouveaux personnages compliqua alors étrangement la scène. Les appels forcenés du nègre, le fracas de la porte enfoncée avaient été entendus du dehors. Des passants s'arrêtèrent, des fenêtres s'ouvrirent. Des têtes effarées, se montrèrent, demandant : — Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ?...
Le cocher d'Adah, John, accourut pour prêter main-forte à Christophe. Et derrière lui, une dizaine de personnes entrèrent dans le pavillon. Il y avait parmi elles deux gardiens de la paix.
Profonde fut leur stupéfaction en voyant le nègre debout, en train de hurler et de s'arracher les cheveux, au milieu du salon dont il avait enfoncé la porte. En un instant, alors, les choses arrivèrent à un point inexprimable de confusion.
La première pensée des agents fut qu'ils se trouvaient, en face d'un cambrioleur. Ils sautèrent, d'un même mouvement, sur lui pour l'arrêter.
Christophe, stupéfait, essaya de s'expliquer. Mais l'émotion à laquelle il était, en proie rendait son baragouin encore plus incompréhensible que d'ordinaire.
Il tentait de raconter ce qui venait de se passer. Les agents ne comprenaient point… Que signifiait cette histoire de « maît'esse enlevée », de « po'te ve'ouillée pour que lui, Christophe, ne pût pas veni ?... »
Quant au cocher John,: c'était à peine s'il bredouillait quelques mots de français.
Les deux agents estimèrent que leur devoir était de s'assurer d'abord de la personne de ces deux individus, dont la présence était plus que suspecte dans cette maison. Quant aux gens quelconques qui, passant, dans la rue Coëtlogon au moment où les appels de Christophe avaient réveillé le quartier endormi, ils prenaient énergiquement parti contre le nègre et son compagnon.
Ils criaient : « —' A mort ! » —- et, les agents durent protéger les deux serviteurs d'Adah, qu'on voulait assommer sur place.
Christophe sanglotait.
— Maît'asse pédue !... enlevée !... c'est ma faute... moi au'ais dû veni-tout de suite.
John, le cocher, semblait hébété.
Quelqu'un de bonne volonté s'était offert pour courir au plus prochain poste de police chercher du renfort et ramener, si on pouvait mettre la main sur lui, le commissaire de police.
Pendant ce temps, le landau où se trouvaient Adah. Kohnoyr et ses ravisseurs filaient à grande allure le long de la rue du Cherche-Midi, puis le long de l'avenue du Maine... Guibolaque excitait ses chevaux à grands coups de fouet.
Quand le commissaire de police, à la tête d'une dizaine d'agents, arriva en toute hâte rue Coëtlogon, il y avait bien trois cents personnes, massées et causant avec animation, malgré la pluie froide, devant la porte du pavillon.
Quelqu'un — on ne savait qui — ayant raconté qu'il, s'agissait d’un drame passionnel, d'un mari ayant surpris sa femme avec un amant et les ayant tués tous les deux, cette version avait pris-corps instantanément. Certains— qui, du reste, n'avaient pas franchi la grille — donnaient des détails épouvantables, racontaient que c'était une vraie boucherie, qu'il y avait du sang partout.
La foule frémissait et, de temps en temps, sous de brusques poussées qui se produisaient sans qu'on sût comment, glapissait :
— À mort !... à mort !...
VI
Le frère et la sœur
Comme on- l'a vu, Emmanuel n'avait pas pris part au guet-apens de la rue Coëtlogon.
Bien que Brocheriou répondit corps pour corps, de son ami, et ne cessât de le présenter comme un « zigue tout à fait d'attaque », et sur qui on pouvait absolument compter, Staff s'était refusé à admettre, la participation d'Emmanuel au coup qui se préparait.
Au surplus, Emmanuel eût été d'un médiocre secours. Au contraire de Brocheriou à qui douze heures de sommeil avaient suffi, et qui ne semblait plus du tout se ressentir des fatigues subies et des souffrances endurées, Emmanuel paraissait gravement atteint. On eût dit que le repos l'affaiblissait encore. Il se traînait, très faible, chancelant sur ses jambes mal sûres.
Il avait donc, pour ces différentes causes, tout ignoré du rapt d'Adah Koknoyr.
Guibolaque le logeait au « Lapin guillotiné », et le nourrissait, c'était entendu. À peine s'il sortait- du cabaret de la rue de l'Espérance. Il parlait peu, mangeait à peine, dormait beaucoup. Les forces évidemment, ne lui reviendraient que petit à petit.
Ce dont ses compagnons ne pouvaient se rendre compte, c'était de l'état moral de celui qu'ils appelaient le Caporal.
Il avait reçu un choc grave en reconnaissant sa sœur Christine dans la créature qu'on nommait la Toupie, et qui était la compagne de ce sinistre Staff.
Plus il essayait d'approfondir la situation, où il se trouvait, et plus elle lui apparaissait inextricable, sans issue. Ainsi le hasard, un hasard cruel, lui faisait, dès son retour à Paris, retrouver sa sœur au milieu des bandits où sa destinée l'avait jeté.
II se demandait, tout frémissant, ce que pouvait bien être devenue sa mère. Et il se surprit à penser que si elle était morte, cela vaudrait mieux pour elle ; que morte, elle ne souffrirait plus.
Et Lydie ? se demandait-il, le cœur déchiré d'angoisse... Qu'est-ce que la vie avait fait d'elle ?... Son père l'avait repoussée ; où était-elle allée ?... Et la pensée que, seule, sans protecteur, sans défense, elle avait pu devenir, elle aussi, ce que Christine était devenue, cette pensée atroce tordait affreusement le cœur d'Emmanuel.
Quelques jours s'étaient passés ainsi.
Un matin, Emmanuel se trouvait seul dans l’arrière-salle du « Lapin guillotiné », la porte de la cuisine était ouverte ; et, par cette porte, il entendit deux femmes causer ensemble ; il reconnut les voix de Miss Pochetée et de la Toupie.
Miss Pochetée disait :
— Ah ! oui, que c'est dur, la vie ; On en crève !...
Et après un assez long silence qu'avait seul traversé un soupir envolé de la poitrine de la Toupie, Miss Pochetée reprenait :
— T’es comme moi ? T'as pas de famille !
— Non, répondît la Toupie.
— Ton père ?
— Il est mort de saisissement le jour où' on a arrêté mon frère.
Emmanuel qui-, penché en avant; écoutait, frissonna au souvenir lugubre de ci jour.
— Ta mère ?...
— Elle est morte aussi, répondit douloureusement la Toupie.
Emmanuel se sentit froid au cœur et baissa la tête. Ainsi, sa mère n'était plus.