« Aux bords de la Bièvre »
La Petite République Française — 4 septembre 1892
Hier, pour la dernière fois, sans doute, je fus aux bords de la Bièvre ; les ingénieurs de la ville, impitoyables, vont en effet ensevelir définitivement ce qui restait à Paris de l’imprudente petite rivière, qui n’a pas craint de quitter les champs pour la capitale, ils vont ensevelir du moins la partie qui coulait encore à ciel ouvert, entre une double rangée de peupliers séculaires, au boulevard d’Italie, dans la vallée ou s’étendaient des vergers et des jardins coquets. Hélas, ils gisaient hier, abattus, ébranchés déjà, les fiers peupliers, et avec eux, les arbres fruitiers blancs de la neige rosée de leur floraison, dans une boue piétinée et creusée d’ornières par les lourds tombereaux municipaux... J’étais stupéfait, scandalisé ; évanoui, effacé ce délicieux et bizarre paysage ou susurraient les deux bras du ruisselet — la Bièvre noire et la Bièvre rouge, à peine séparés par une langue de terre, ce paysage de rêve parisien qui émotionnait Alfred Delvau, auquel J. K. Huysmans consacra des pages suggestives et qui eut ses peintres attitrés en Chauvet et en Tanguy, ce paysage qu’Honoré de Balzac aussi chérissait, dont il a fait de splendides descriptions, et où il a placé une épisode de son roman : La Femme de trente ans.
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Un homme à casquette administrative me vit planté là et lisant sans doute dans mes regards une interrogation devant cet acte de vandalisme, il me dit :
— Hein, ça a rudement changé, depuis quelques semaines, par ici.
Et il me donna des détails.
C’est la prolongation de la rue Pascal, qui allait passer sur la Bièvre, convertie en égout, de la rue Pascal, qui commence au bas de l’avenue des Gobelins et traverse le boulevard Arago, et dont le tracé, coupant la rue Croulebarbe, la rue Corvisart et le boulevard d’Italie ira rejoindre la gare des marchandises du chemin de fer de ceinture.
— Tenez, ajouta mon cicérone, voyez de l’autre côté du boulevard d’Italie, les travaux de canalisation sont près d’être terminés, et la Bièvre coule, pour l’instant, dans un gros tuyau que vous pouvez apercevoir par cette ouverture de la voûte; et le terrain est déjà nivelé.
Il disait vrai ! Le terrain était si nivelé même, que de la curieuse maison à colonnade de style empire, que Balzac a aussi décrite, on ne voit presque plus que les frontons grecs tellement le remblai s’élève devant elle : et comme elle est délabrée, cette maison qui fut la demeure d'un comte, et qu’habitent aujourd’hui des sergents de ville !
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Le cœur tout serré, je résolus cependant de faire une fois encore le voyage des bords de la Bièvre, depuis la poterne des Peupliers où elle pénètre à Paris, jusqu’à l’endroit où elle disparait sous terre pour ne plus en ressortir. J’étais accompagné d’un ami qui la connaît bien : il est né à deux pas de ses flots colorés et fangeux. Et il m’a révélé des coins que Huysmans lui-même n’a pas vus, comme par exemple, avec ses masures pittoresques, l’ile des Singes, dans le fameux passage Moret, tant de fois décrit ce pendant, entre les deux bras dont les eaux sont teintes les unes nettement en rouge par le tan, les autres en noir, d’où le surnom de Bièvre noire et de Bièvre rouge.

Et nous avons fait, tout émus, ce pèlerinage parisien, par la rue Croulebarbe, où elle coule étroitement canalisée, dominée d’un côté par les restes encore imposants du château des Gobelins, passant devant la légendaire ruelle des Reculettes, et longeant de beaux jardins aux arbres touffus ; puis par la ruelle des Gobelins qui borde la manufacture de tapisserie, dont la Bièvre, pourtant bien étroite, prend presque toute la largeur, et qui est encore éclairée par des réverbérés au pétrole, suspendus à des potences ; enfin, par le passage Moret, dédale presque inextricable de culs-de-sac, de petites cours, où s’entassent des monceaux de tan, des détritus de cuirs, qu’encombrent des cuves énormes, et où les peaux fraîchement écorchées, séchant à l’air, répandent une pestilence corrigée par l’âcreté des acides et le parfum âpre des écorces. Nous voici rue des Cordelières. Fini le voyage. Adieu la Bièvre. Adieu, peut-être pour toujours...
Rodolphe Darzens
