La couverture de la Bièvre
Le Rappel — 25 juin 1907
Ce qu'on dit sur ses bords... — Pour l'hygiène publique. — L'état de la question.— Solution prochaine
N'est-ce pas Aristide Bruant qui, dans une de ses chansons, parle de la Bièvre ?
Qu'est une p'tite rivière
A la Glacière…
Une petite rivière ? Ah ! non, l'euphémisme est vraiment exagéré. C'est un simple égout à ciel ouvert, un cloaque innommable — mais non une rivière, même petite !
Tous les ans, et même tous les six mois, mais principalement au recommencement des grandes chaleurs, surgit la question de la Bièvre — et voici que, cette fois, il semble que sa solution serait proche.
Nos lecteurs savent peut-être qu'en 1899, — on voit que ce n'est pas d'hier, — le Conseil municipal décida en principe de faire procéder à la « couverture » de la Bièvre, c'est-à-dire à sa transformation de canal ouvert en égout souterrain. Les riverains en cause se mirent presque unanimement d'accord avec l'administration, mais il s'en est trouvé quelques-uns de rétifs. Ceux-là seront expropriés : c'est du moins à quoi conclut le rapport de M. Deslandres, conseiller municipal, qui vient d'être distribué.

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Nous étions, hier, sur « les bords » de la Bièvre…
Dut leur odorat en souffrir — comme le nôtre — les Parisiens ont tort de ne pas connaître cette partie qu'on désigne sous le nom de Bièvre « vive » — encore un euphémisme ! — et qui est située, plus qu'elle ne coule, rue Croulebarbe, rue Corvisart, boulevard Arago, comme aussi cette Bièvre « morte », à la rue de la Clef et à la rue Monge. C'est un des coins de Paris des plus curieux et des plus pittoresques. Sans doute, ce n'est pas le souvenir de Venise, ni de Bruges, qu'évoquent ces vieilles bâtisses baignant leurs assises dans ce canal étroit... mais il y a dans ce spectacle quelque chose d'imprévu, d'anormal pour Paris, qui n'est pas, au seul point de vue de l'œil bien entendu sans un certain charme de bizarrerie.
L'eau — est-ce bien de l'eau ? — est lourde et grasse. Elle doit salir et non laver. Elle ne coule pas, elle croupit. La mer Morte doit avoir de ces couleurs sombres et métalliques. Le caillou qu'on y jette fait « ploc ! » et s'enfonce comme avec difficulté… À certains endroits, la crasse — comment dire autrement ? — forme à la surface une sorte de croûte sur laquelle il semble qu'on pourrait s'aventurer comme sur un terrain. Çà et là de lamentables épaves, débris de bois, morceaux d'étoffes, papiers jaunis. Ici un chapeau qui fut peut-être de paille. On nous dit qu'on y trouve des cadavres d'animaux.
De quelque esprit de résistance que l'on soit animé, il faut le reconnaître, il faut le dire : cette eau pue. Elle pue abominablement d'une odeur indéfinissable, synthèse nauséabonde de vase, de poisson mort, et d'ordures ménagères.

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Des trois « riverains » auxquels nous avons demandé leur avis, il ne s'en est pas trouvé un seul pour regretter la disparition. prochaine de ce foyer d'infection.
— On ne saura jamais de combien de morts cette saleté-là a été la cause, nous dit un honorable négociant en vins de la rue Croulebarbe. Certaines années, les fièvres font de véritables ravages dans le quartier : les enfants meurent comme des mouches, et certainement c'est de la Bièvre que nous vient tout le mal…
— Nous ne comprenons pas pourquoi on a tant tardé, nous dit un autre. Pourquoi, ce qu'on a pu faire pour une grande partie de la Bièvre, n'est-il pas déjà réalisé pour cette partie-ci ? On a bien su l'ensevelir au-delà de la rue de Tolbiac, on aurait pu le faire ici, où c'est certainement plus urgent : alors que là-bas il n'y a que des chantiers et des terrains vagues, ici s'élèvent des maisons habitées dont les habitants souffrent véritablement...
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Des sept kilomètres et demi qu'avaient autrefois les deux bras de la Bièvre — car le monstre a deux bras… — il ne reste plus guère que treize cents mètres à ciel ouvert : mais c'est encore trop. C'est trop pour l'odeur, pour l'hygiène publique. Les « intéressés » — c'est-à-dire ceux qui avaient quelque intérêt au maintien du statu quo — ont su le comprendre pour la plupart. Les autres obtiendront judiciairement les compensations auxquelles ils prétendent. L'important est qu'on en finisse. Et puisse l'été de 1907 être enfin le dernier dont les malheureux riverains aient à souffrir !
C'est lent, lent... Mais ce n'est pas au moment de toucher au but qu'il faut se plaindre.
A.-J. Derouen.
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