Le curage de la Bièvre
Le Soleil — 5 août 1894
On va procéder à l’adjudication annuelle de l’entreprise de curage de la Bièvre dans le département de la Seine. D’ici quelques jours, une centaine de travailleurs, armés de chasse-boue, descendront le cours de la rivière, en dehors de Paris, depuis la limite du département jusqu’au glacis des fortifications, rejetant purement et simplement sur la berge, à l’aide de dragues, le limon que les charrettes de l’entrepreneur emporteront ensuite.
Pratiquée de cette façon, l’opération, imparfaitement accomplie, insuffisamment répétée, est dangereuse pour la santé des riverains.
La Bièvre, en effet, est infectée au delà de toute mesure bien avant son entrée dans la capitale. Un grand nombre de fabriques, une quantité incalculable de blanchisseries, beaucoup d’égouts, sans compter le contingent quotidien d’ordures jetées dans ses eaux par les particuliers, la souillent déjà.
Les industriels auxquels est confiée la mission de la nettoyer se voient d’autant plus volontiers agréés par le préfet, que paraissent moindres leurs prétentions rémunératrices. Par cela même, ils ne sont pas toujours bien outillés ni suffisamment exercés pour ce genre de travail. Le lit de la rivière est parfois mal « raclé ». Le « dépôt » qu’on en extrait reste, certaines années, trop longtemps en souffrance, dégageant des émanations dangereuses pour le voisinage.
En un mot le procédé actuellement employé date d’un autre âge et il est temps que la Bièvre Soit entièrement livrée dans le département de la Seine, comme dans Paris, aux ingénieurs des ponts et chaussées.
Dans nos murs le curage de la rivière collective se fait sous la direction de M. Humblot, ingénieur en chef des ponts et chaussées chargé du service des eaux et des égouts. Il a lieu chaque semaine, dans la nuit du vendredi au samedi et le dimanche dans la journée. De plus il est également effectué le premier mercredi de chaque mois. Les hommes qui le pratiquent sont au nombre d’une centaine et opèrent sous la surveillance d’un conducteur et d’un piqueur. Ils se réunissent au coin du Pont-au-Double et du quai de Montebello, vis-à-vis un établissement qui a eu le flair de prendre pour enseigne : « Au rendez-vous des égoutiers de la Bièvre. »
Lorsque l’heure du travail est arrivée, ils descendent sous terre par un escalier en tous points semblable à ceux qui conduisent à tous les carrefours importants d’égouts. Leurs outils sont, outre la lanterne et la botte légendaires, le chasse-dos et la vanne mobile. Le chasse-dos, plus communément appelé chasse-boue, n’est autre chose qu’un râteau plein. La vanne est une sorte de barrage temporaire qui épouse la forme du lit de la rivière. Deux hommes en maintiennent une à un certain endroit et deux autres en disposent une seconde quelques mètres plus loin dans le sens du courant. On ouvre ensuite, dans cette dernière une espèce de porte dite « porte de chasse », par laquelle l’eau s’écoule. Une fois mis à sec l’espace compris entre les deux vannes, on repousse plus loin, avec le chasse-dos, le limon qui n’a pas été entraîné par la violence de l’écoulement.
Que la Bièvre soit à ciel ouvert ou bien souterraine, l’opération ne diffère pas.

CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet
Peu de personnes connaissent le parcours exact de la Bièvre, surtout à l’intérieur de Paris Le voici :
La rivière, assez belle et assez propre jusqu’à Villejuif, prend sa source à l’étang de Saint-Quentin, à 8 kilomètres au sud-est de Saint-Cyr (Seine-et-Oise). Elle traverse Bouvier, Buc, Jouy, Bièvres, Amblainvilliers, Berny, Villejuif, Arcueil et Gentilly.
De Gentilly elle entre dans Paris sous le bastion n° 46 et après avoir traversé Je boulevard Kellermann et le chemin de fer de ceinture elle suit la rue de la Colonie jusqu’à la rue de Tolbiac. A partir de cette dernière elle circule entre les rues Vergniaud et Barrault, passe sous le boulevard d’Italie entre les numéros 101 et 87, longe la rue Corvisart et la rue Croulebarbe. Puis on la retrouve sous les boulevards Arago et de Port-Royal, elle longe un instant l’avenue des Gobelins, traverse le boulevard de l’Hôpital, passe sous la halle aux cuirs, sous l’annexe du jardin des Plantes, et sous l’embarcadère du chemin de fer d’Orléans pour se jeter dans la Seine non loin du bureau de l’octroi.
Un second bras prend naissance sous la rue de la Colonie, passe sous la place de Rungis, la rue du Pot-au-Lait, la rue Wurtz, traverse la Glacière, suit la rue Paul-Gervais, longe les Gobelins, continue sous le boulevard Arago et rejoint le premier bras à l’extrémité de l’avenue des Gobelins.
La Bièvre est dans Paris tantôt souterraine, tantôt à ciel ouvert. Elle offre cette particularité d’être, sur tout son parcours, en même temps une rivière et un égout. Elle ne pourra être définitivement et entièrement couverte, selon le vœu de la population tout entière, que quand on aura trouvé le moyen de désintéresser les industriels qui en font usage, soit en leur attribuant des indemnités équitables, soit en leur fournissant de l’eau empruntée à la distribution publique.
Un projet, qui est à l’étude, consisterait à capter ses eaux à la source pour en alimenter Versailles et même Paris,
A. de B.
