Les concierges des chiffonniers
Le Petit Journal — 5 août 1898
À l’extrémité Sud de Paris, derrière la Butte-aux-Cailles, là où les rues, qui portent des noms inconnus du public boulevardier, aboutissent en pleine campagne au pied des coteaux de Gentilly, s'étend un immense terrain vague où depuis longtemps sont venus s'installer les chiffonniers de la rive gauche.
Cette agglomération, qui comporte quatre-vingt-seize ménages, — dont le moindre a cinq enfants et le plus chargé onze, — forme une population de sept cents personnes, environ, venus là planter leur tente, chassées des maisons du quartier à cause même de leur genre de commerce.
Les unes logent dans des cabanes faites de planches jointes avec de la terre et couvertes de papier goudronné ou de débris de boîtes de sardines ; d'autres dans de vieilles roulottes sans roues ; d'autres enfin, plus ingénieuses ou plus riches, ont réussi à élever des semblants de maisons en pierres, qui sont de vrais palais à côté des masures et des huttes d'alentour.
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Les époux Daynac, qui occupent une loge en rapport avec les …appartements des habitants, sont les concierges de cette cité qui s'étend, le long des rues Barrault, Auguste-Lançon et de Tolbiac.
Pour s'y reconnaître, au milieu des quatre-vingt-seize ménages, les concierges ont été obligés, de concert avec leurs locataires, da diviser l'agglomération en quartiers.
Les- époux Daynac, nés à Paris tous deux, ont manifesté, dans le baptême de ces divers quartiers, une tournure d'esprit, qui dénote, bien leur origine.
Le quartier principal, « l'Île-des-Singes », est exclusivement habité par les ramasseurs de chiffons, leur tenue quelque peu négligée, jointe à leur figure généralement noircie par la poussière, explique le-nom par lequel on les désigne.
Dans le quartier de Madagascar, les querelles sont fréquentes, les luttes journalières.
Au Tonkin logent les roulottiers et les vanniers qui se déplacent souvent et font quelque fois des voyages de longue durée. Enfin, le quartier de l’Agriculture et du Commerce est réservé aux chiffonniers qui ont pour spécialité la récolte des légumes et dés épluchures, dédaignant les hardes et les chiffons.
Cette colonie chiffonnière de la Butte-aux-Cailles était hier en fête. Sur l'initiative de Mme P. Weiss, propriétaire du terrain où s'est établie la cité, on célébrait, en effet, les noces d'argent, de M. et Mme Daynac, les concierges.
La fate était préparée depuis longtemps ; une collecte faite de Madagascar au Tonkin, de l'Ile-des-Singes au quartier de l'Agriculture et du Commerce, avait réuni une quantité de gros sous qui, portés à la sacristie de l'église Sainte-Anne de la Maison-Blanche, ont permis de faire dire une messe, de troisième classe, en l'honneur des vieux époux.
Mme P. Weiss, qui n'a, paraît-il, jamais eu recours à l’huissier pour toucher ses termes, donnait de son côté un banquet à ses locataires dans un grand restaurant des environs ; M. Paulin Méry, député, présidait et offrait le Champagne.
Si les tas d'ordures ont été moins consciencieusement scrutés que d'habitude hier matin, c'est que tous les chiffonniers avaient tenu à assister, en costume de travail, à cette fête si rare pour eux.
Le cortège était précédé de musiciens, coiffés de chapeaux haut de forme, découverts au fond de la hotte. L'orchestre se composait d'un piston, d'une guitare et d'une basse, dont l’instrumentiste aveugle, était conduit par un des enfants de la colonie.
M. et Mme Daynac, le mari cinquante-huit ans, la femme cinquante, tous deux en habits de fête, très simples mais très propres, suivaient appuyés sur des bâtons en forme de crosse, cannes offertes par la colonie chiffonnière et faites de carton recouvert de papier d'argent. Tous les chiffonniers, bras dessus, bras dessous, suivaient par groupes, précédés, par Mme P. Weiss dont la toilette de soie noire et le chapeau à fleurs contrastaient quelques peu avec les nippes et les pieds nus des chiffonniers.
La fête s'est terminée le soir par un bal donné dans l’« Île des Singes » décorée, pour la circonstance, de lanternes vénitiennes, et de mâts surmontés de drapeaux tricolores formés par l'assemblage de chiffons trouvé au hasard du crochet.
Début aout 1898, un journaliste écrivit sur cet évènement qu'étaient les noces d'argent des concierges
de la colonie de chiffonniers . Son article fut repris, paraphrasé, parfois allongé par tous les quotidiens parisiens.
Avant, il n'y avait eu quasiment aucune trace de cette colonie dans la presse. Trois semaines plus tard, apparaissaient
des articles relatifs à la future disparition de la "Cité Tolbiac" telle que désormais on appelait cette colonie. On
ne retrouva plus jamais mention de cette "cité Tolbiac"
Les éléments de cet article sont donc à prendre
avec suspicion.
La localisation du terrain :si la rue de la Colonie porte ce nom, c'est bien qu'une colonie
de chiffonniers existait depuis fort longtemps au nord des prés submersibles de la Glacière. La limite nord de ce
terrain était constituée par le premier tronçon de la rue de la Colonie entre la rue Barrault et la rue future rue Verniaud
qui occupera le lit d'un des bras de la Bièvre. En aucun cas, ce terrain ne pouvait aller jusqu'à la rue de Tolbiac
dont la construction entraina une modification du relief du secteur.

Chiffons et chiffonniers dans le 13e
Territoire en marge de la capitale, le 13e accueillait d'importantes communautés de chiffonniers qui se répartissaient en plusieurs points de l'arrondissement. Ces activités commencèrent à décliner à partir des années 1880 notamment à la suite de l'arrêté du 24 novembre 1883 dit "arrêté Poubelle", entré en vigueur le 15 janvier 1884, organisant l'enlèvement des ordures ménagères et prescrivant la mise en place par les propriétaires d'immeubles de récipients ad hoc à disposition de leurs locataires.
Les lieux
- La Cité Doré par Alexandre Privât d'Anglemont (1854)
- Le Cabaret du Pot-d’Étain (1864)
- La rue Harvey (1889)
La "Cité Tolbiac"
L'expression "Cité Tolbiac" est apparue dans la presse uniquement en août 1898. L'entrée de cette cité était peut-être située dans l'impasse Sainte-Marie, voie de 35 mètres sur 4 débouchant dans la rue de Tolbiac (impasse Tolbiac avant 1877).
- Les concierges des chiffonniers (Le Petit Journal — 5 août 1898)
- La Cité Tolbiac (La Patrie — 16 août 1898)
- La cité Tolbiac (Le Figaro — 16 août 1898)
- L'Exode des « Biffins » (Gil Blas — 16 août 1898)
- Le monde de la hotte (Le Gaulois — 20 août 1898)
Les gens
- Chiffons et chiffonniers (1872)
- Les chiffonniers de la Butte-aux-Cailles (1875)
- Portrait d'un chiffonnier de la Butte-aux-Cailles (extrait du précédant - 1877)
- La villa des chiffonniers (1897)
L'arrêté Poubelle et ses conséquences
L'arrêté du préfet de la Seine organisant l'enlèvement des ordures ménagères via une règlementation des réceptacles et des heures de dépôts et de ramassage allait mettre à mal la corporations des chiffonniers. Quelques journaux s'en émurent et organisèrent des campagnes de soutien aux "chiffonniers affamés à plaisir par l'administration" selon l'expression du Gaulois qui ne faisait pas dans la modération sur cette affaire.
- Arrêté du 23 novembre 1883 dit "arrêté Poubelle" (1883)
- Les chiffonniers de Paris (Le Gaulois — 17 janvier 1884)
- Une première distribution - Ve et XIIIe arrondissement (Le Gaulois — 23 janvier 1884)
- Conseil municipal – Séance du 8 février (Le Gaulois — 9 février 1884)
- L’enlèvement des ordures ménagères (Le Gaulois — 26 février 1884)
Dans la littérature
