Les chiffonniers de Paris
Le Gaulois — 17 janvier 1884
À la date du 15 janvier vient d'être mis en vigueur l'édit du préfet de la Seine qui condamne à la plus affreuse misère une catégorie nombreuse de citoyens de Paris. Nous voulons parler de l'ordonnance contre les chiffonniers. Ces braves gens car c'est une corporation de travailleurs sui generis qu'on n'a jamais vue remuer les ordures sanglantes de nos troubles civils — vivaient paisiblement de leur pittoresque industrie, tant de fois mise en scène dans les romans et dans les drames. Ils ont leurs mœurs à eux, leurs cités à eux, où les abeilles du tas d'ordures vivent paisiblement dans leurs ruches. Eh bien non ; ils ne vivront plus. Ainsi l'a décidé un ukase qui est un crime de lèse humanité. Il faut bien être la République pour trancher si légèrement une question si grave !
Savez-vous combien il y a de chiffonniers à Paris ? Vingt mille environ, et, comme c'est une des corporations de Paris où la statistique constate le plus grand nombre de naissances, cela représente une population de 70 à 80,000 personnes, y compris les femmes et les enfants.
Les chiffonniers se divisent en deux catégories bien distinctes : les placiers et les coureurs ou rouleurs.
Les premiers — les gens de confiance du métier avaient certaines maisons attitrées dans lesquelles ils avaient seuls droit de pénétrer. L'honnêteté de ceux-ci est proverbiale ; si par hasard un objet précieux avait été jeté parmi les détritus il est, pour ainsi dire, sans exemple qu'ils se le soient approprié. Les membres de cette aristocratie du chiffon pouvaient gagner de 8 à 10 fr. par jour, selon le quartier où ils opéraient.
Les autres — les coureurs — qui ne travaillaient qu'au dehors, devaient se contenter de 3 fr. 50 à 4 fr. par jour.
Les uns et les autres allaient ensuite porter leur glane à des marchands en gros, au nombre de deux cents environ sur la place de Paris. Chacun de ceux-ci comptait par jour aux chiffonniers une somme moyenne de 600 fr., soit 120,000 fr. Eh bien, depuis deux jours, cette somme s'est trouvée diminuée de plus des trois quarts. Avant le 15 janvier, pour citer un exemple, la maison Magne, 196, rue Marcadet, faisait par jour : os, 18.000 kilogrammes ; chiffons, 2.000 kilogrammes ; depuis le 15 janvier, elle ne fait plus que 500 et 600 kilogrammes. Voilà deux industries cruellement frappées par le caprice administratif.
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Nous ne parlerons pas aujourd'hui des autres catégories de citoyens, intéressantes elles aussi, assurément, qui se trouvent troublées dans leurs habitudes locataires, propriétaires et concierges. Et cette sotte, cette étonnante mesure, si elle frappe mortellement dans leurs moyens d'existence environ quatre-vingt mille personnes, vexe à peu près toute la population, pour contenter probablement quelques intérêts privés, sur la nature desquels il y aura lieu de revenir sérieusement, après enquête faite.
Mais c'est des chiffonniers surtout qu'il est urgent de s'occuper, parce que la situation de ces braves gens, vivant au jour le jour, réclame un prompt remède. Pour eux, l'invention des boites dites ménagères est une véritable machine infernale, créée dans les bureaux de la préfecture, et l'ordonnance qui en impose l’usage est bel et bien un acte d'inique tyrannie, doublé probablement de quelque spéculation privée. On a remarqué, en effet, que l'on recevait, en même temps que l'ordre d'user désormais des boites ménagères, l'adresse de la maison où il était bon de se les procurer. Voilà ce que c'est que de vivre sous un gouvernement qui a fait de la candidature officielle un de ses plus chers leviers. Même en matière d'ordures, l'administration a ses candidats.
Ces pauvres chiffonniers parisiens ! ces braves gens ! Nous sommes allé les visiter chez eux. Ils forment une agglomération considérable, une vraie colonie dans la plaine Clichy, contre la route de la Révolte. Ils habitent des cahutes faites de débris de toute sorte, comme de vrais nids d'oiseaux. Leurs meubles sont tantôt des miracles d'ingénieuse patience et tantôt de curieuses improvisations. Leur luxe est un strict nécessaire réduit à sa plus simple expression. Quelques-uns des habitants de ces tentes en planches, si l'on peut ainsi parler, ont des jardinets. Le passage Trouillet est une des artères principales de leur campement. C'est là que se trouve l’Élysée du président, lequel consiste en un ex-wagon de chemin de fer, veuf de ses roues. Le palais de ce dignitaire comporte trois pièces, attendu qu'il y a trois compartiments dans un wagon : salon, salle à manger, chambre à coucher. On est président ou on ne l'est pas.
Dans un drame récent : le pavé de Paris, M. Adolphe Belot a montré sur un de nos théâtres un type historique dans les annales de la chiffonnerie contemporaine, c'est celui de la logeuse de ces messieurs la femme en culotte ainsi nommée parce, qu'elle portait généralement pour robe un pantalon bouffant de zouave. Cet uniforme, qui ne la gênait pas aux entournures, ne l'empêchait pas de conduire fort sagement ses affaires et de louer à son peuple de placiers ou de rouleurs des chambres, plus ou moins garnies, à raison de un, de deux et même de quatre sous par jour.
On peut estimer à une dizaine de mille le nombre des chiffonniers qui remisent dans ces parages, au milieu d'autres guenilles, la guenille humaine de leur corps. Il y a là des grouillements d'enfants, des imprévus de costumes, des variétés de débris en tout genre à réjouir non point l'odorat, mais la mémoire de ceux qui regrettent la cour des Miracles.
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Un second peuple de chiffonniers hante le quartier Mouffetard ; il y en a à la cité Doré ; il y en a derrière la butte Montmartre, près de la rue de Maistre ailleurs encore. Ceux de Mouffetard ont reçu hier des délégués de ceux de Clichy et l'on a résolu d'agir d'un commun accord. Du reste, l'attitude de ces condamnés de la préfecture est exemplaire. De la désolation pas de révolte. Je ne sais pas si ce sont des conservateurs ; ils mériteraient de l'être, car ils se laissent tondre sans crier. Les bras leur tombent de stupeur devant la férocité de la mesure qui, en leur arrachant le crochet des mains, leur ôte le pain de la bouche. Mais pas l'ombre de tapage ; pas même de colère le chiffonnier est philosophe en réalité comme dans les dessins immortels où Gavarni l'a mis en scène. Ils ne veulent pas qu'on les puisse accuser de préparer du désordre. Chez eux, une douleur morne pas de fureur. Un vieillard de soixante-cinq ans, père de onze enfants, disait seulement tantôt à l'un de nos collaborateurs qui se renseignait auprès de lui :
— Vous êtes journaliste, pas vrai ?... Eh ben, vous n'êtes pas d'un journal républicain, pour sur ; les républicains se fichent bien de nous.
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Une chiffonnière émérite — elle a dix-neuf enfants, celle-là, c'est la mère Gigogne de la corporation — nous a conté que dans son petit clan on avait toujours gagné de 3 fr. 50 à 4 fr. par jour, en travaillant ferme. Depuis deux jours, les plus heureux de ce petit monde ont gagné un franc. Que sera-ce quand la mesure, qui entre à peine en vigueur, aura donné tous ses fruits amers ? Que serait-ce si l'hiver, jusqu'ici clément, à miracle devenait, tout à coup rigoureux ?
Contre la faim, contre le froid, contre l'administration que voulez-vous que fassent les chiffonniers — si ce n'est grelotter et mourir !
Et pourtant le tumulte est si peu dans le tempérament de ces désespérés, qu'au lieu de chercher organiser une agitation ils demandent aux marchands en gros de procéder dans 'l'intérêt commun, par la voie calme et légale du pétitionnement auprès des conseillers municipaux. En même temps que paraîtra le présent numéro du Gaulois, chacun de ceux-ci recevra la pétition suivante, signée du délégué des marchands en gros :
Paris, le 15 janvier 1884.
Monsieur le conseiller municipal du … arrondissement,
Je viens vous adresser l'exposé de la situation que va créer J'ordonnance de M. le préfet de la Seine, qui a été prescrite par un arrêté du 24 novembre 1883, applicable à partir du 15 janvier 1884, au sujet de enlèvement des ordures ménagères dans les rues de Paris, et où il est spécifié dans un article qu'il est formellement défendu aux chiffonniers de fouiller ou chercher à recueillir toute espèce de débris propres à son industrie; c'est la suppression pure et simple des chiffonniers de Paris, vieille corporation qui existe depuis plusieurs siècles que tous les gouvernements et les édits de la bonne vieille ville de Paris qui se sont succédé ont toujours respectée; et aujourd'hui, en plein dix-neuvième siècle, le siècle du progrès, de la civilisation et de l'humanité, où l'on proclame cette devise sublime : Travail et Liberté, cette devise serait donc mensongère devant l'ordonnance de M. le préfet de la Seine, qui, d'un seul coup de filet, va supprimer le travail et plonger dans la plus affreuse nécessité soixante mille personnes; car cette ordonnance a dû être faite très sommairement et sans réfléchir aux graves conséquences qu'elle entraînera fatalement à sa suite, car c'est l'appel à la misère, à la détresse la plus accablante. Ces malheureux, ils sont nombreux, hommes, femmes, enfants, vieillards, vivent du produit que contiennent les ordures ménagères, là est leur pain, leur vie ; leur existence est menacée.
La plupart, chargés d'une nombreuse famille, vivent honnêtement et modestement, sachant se contenter de peu, du produit de leur travail si peu lucratif. Un grand nombre même n'est pas inscrit au bureau de bienfaisance dont la population est déjà si grande et les ressources si insuffisantes.
Par suite de la baisse des affaires, des longs chômages, les usines ou fabriques ont renvoyé quantité d’ouvriers.
Hélas ! il n'y a donc pas assez de misère sans y ajouter ces pauvres chiffonniers qui vont être sur le pavé, abandonnés à leur infortune et sans ressource dans la plus navrante nécessité.
Maintenant que feront-ils ? que deviendront-ils ? Ici, je m'arrête, à vous, messieurs les membres du Conseil municipal, et en particulier à M. le préfet de la Seine, d'avoir à juger et d'être clairvoyant dans l'avenir.
À vous, les élus de la population parisienne, de défendre les intérêts du travail des opprimés, c'est avant tout une question d'humanité en faveur de ces déshérités du travail, car le dépôt momentané des ordures ménagères sur la voie publique y séjournant peu de temps, tout porte à croire qu'au point de vue de l'hygiène il n'y a pas de danger pour la santé publique, car, il-ne faut pas l'oublier, bon nombre parmi eux ont occupé de certaines positions qui, par suite d'adversités ou d'infortunes de toute nature, les ont contraints à exercer le métier de chiffonnier, tel que les ouvriers sans ouvrages y travaillent momentanément, d'autres ouvriers renvoyés des ateliers étant trop âgés.
Aujourd'hui, lorsqu'un ouvrier a quarante ou cinquante ans, c'est à peine si on veut l'occuper ; d'autres, jeunes ou vieux, infirmes, trouvent des moyens d'existence parmi les immondices ménagères et ne sont pas à la charge de la société. Il ne faut pas oublier qu'il se ramasse tous les matins, parmi les ordures ménagères de la Ville de Paris, environ de 120 à 130.000 francs par jour, de toutes espèces de matières premières propres à l'industrie et qui seront appelées à être totalement perdues, car ces matières premières nous viennent en aide pour lutter contre la fabrication étrangère donc nous avons utilité et nécessité générale de les conserver.
Votre dévoué serviteur,
A. COUSSINET.
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Nous ne voulons pas faire sur le dos des chiffonniers de Paris la guerre au gouvernement. Ce serait servir leur cause tout autrement que ne veulent, la défendre ces paisibles, ces débonnaires chevaliers de la hotte, qui regimbent à peine sous le coup odieux qui les frappe. Mais nous demanderons aux gens indépendants de toutes les opinions, à nos confrères de toutes les couleurs, si jamais aucun régime précédant se serait permis une si ridicule et si inhumaine folie et ce que l'on aurait dit si par impossible pareille chose se fût produite sous un autre gouvernement que celui qui a la prétention de faire le bonheur du plus grand nombre et par conséquent des classes pauvres.
Il parait que les chiffonniers de Paris sont aussi une « quantité négligeable » pour la république de M. Jules Ferry.
B. LOUSTALOT
Chiffons et chiffonniers dans le 13e
Territoire en marge de la capitale, le 13e accueillait d'importantes communautés de chiffonniers qui se répartissaient en plusieurs points de l'arrondissement. Ces activités commencèrent à décliner à partir des années 1880 notamment à la suite de l'arrêté du 24 novembre 1883 dit "arrêté Poubelle", entré en vigueur le 15 janvier 1884, organisant l'enlèvement des ordures ménagères et prescrivant la mise en place par les propriétaires d'immeubles de récipients ad hoc à disposition de leurs locataires.
Les lieux
- La Cité Doré par Alexandre Privât d'Anglemont (1854)
- Le Cabaret du Pot-d’Étain (1864)
- La rue Harvey (1889)
La "Cité Tolbiac"
L'expression "Cité Tolbiac" est apparue dans la presse uniquement en août 1898. L'entrée de cette cité était peut-être située dans l'impasse Sainte-Marie, voie de 35 mètres sur 4 débouchant dans la rue de Tolbiac (impasse Tolbiac avant 1877).
- Les concierges des chiffonniers (Le Petit Journal — 5 août 1898)
- La Cité Tolbiac (La Patrie — 16 août 1898)
- La cité Tolbiac (Le Figaro — 16 août 1898)
- L'Exode des « Biffins » (Gil Blas — 16 août 1898)
- Le monde de la hotte (Le Gaulois — 20 août 1898)
Les gens
- Chiffons et chiffonniers (1872)
- Les chiffonniers de la Butte-aux-Cailles (1875)
- Portrait d'un chiffonnier de la Butte-aux-Cailles (extrait du précédant - 1877)
- La villa des chiffonniers (1897)
L'arrêté Poubelle et ses conséquences
L'arrêté du préfet de la Seine organisant l'enlèvement des ordures ménagères via une règlementation des réceptacles et des heures de dépôts et de ramassage allait mettre à mal la corporations des chiffonniers. Quelques journaux s'en émurent et organisèrent des campagnes de soutien aux "chiffonniers affamés à plaisir par l'administration" selon l'expression du Gaulois qui ne faisait pas dans la modération sur cette affaire.
- Arrêté du 23 novembre 1883 dit "arrêté Poubelle" (1883)
- Les chiffonniers de Paris (Le Gaulois — 17 janvier 1884)
- Une première distribution - Ve et XIIIe arrondissement (Le Gaulois — 23 janvier 1884)
- Conseil municipal – Séance du 8 février (Le Gaulois — 9 février 1884)
- L’enlèvement des ordures ménagères (Le Gaulois — 26 février 1884)
Dans la littérature
