Les gosses en marge
1 - Dans l'ombre de la Cité Jeanne-d'Arc
C'est rue Baudricourt que j'ai rencontré Mimile. Il était deux heures après midi. À ce moment de la journée les enfants sages sont à l'école; mais si l'on veut voir Mimile, ce n'est pas à l'école qu'il faut aller. Mimile n'a jamais ressenti le besoin de lire, il compte assez bien pour voler les marchands ; qu'irait-il donc faire à l'école ? Apprendre la géographie peut-être ? Oh ! là là ! Mimile connaît son quartier, ça lui suffit.
Donc
c'est, rue Baudricourt que nous nous rencontrâmes. Mais peut-être ignorez-vous la rue Baudricourt
; les Parisiens sérieux ne fréquentent guère les « au-delà » de la place d'Italie, cette espèce
de faubourg de province avec ses maisons basses, plantées de guingois parmi des terrains vagues,
ses enfilades de palissades et de murs que le printemps hérisse d'une chevelure de feuilles, ses
granges qui, à même la rue, vous déversent de la paille et des poules. La rue Baudricourt est perdue
quelque part là-dedans. Presque à l'entrée s'avancent deux bicoques entre lesquelles se déverse
l'impasse des Hautes-Formes, torrent de pavés tumultueux qui descend des hauteurs de la rue de Tolbiac;
sous l'aisselle d'une de ces masures se cache une fontaine.
Une fontaine ! On ne s'imagine pas quel jouet merveilleux c'est, pour un gosse, une fontaine. A l'instant où je passai, Mimile était monté sur celle-là et, son doigt habilement placé sous le jet, il aspergeait la chaussée. Vous le voyez d'ici : dix ans à peine, une petite tête rouge aux poils ras, trois dents de moins sur le devant, un nez qui se mouche tout seul, quand il y songe, et des yeux… Passe une vieille femme. Les vieilles gens grognent à propos de tout ; le jeu de Mimile l'irrite ; elle grommelle. Mieux eût valu qu'elle se tût !
— Que qu'tu dis. vieux trognon ? hurle le petit môme. Tu veux que j' t'en f. plein la g., pour te la fermer ?
C'est alors que je me suis approché :
— Qu'est-ce que tu fais là ?
— J'arrose.
— Et l'école ? elle est donc fermée ?
— M… !
Et Mimile, dégringolé de sa fontaine, s'est enfui dans un fracas de galoches jusqu'au coin de la rue Nationale, d'où il m'a lancé un pied-de-nez.
*
* *
Je l'ai retrouvé le soir même, place Jeanne-d'Arc, devant l'église où tourne et chantonne toute l'année un manège de chevaux de bois. Cyniquement, à quelques pas de l'école, il jouait aux billes avec d'autres gamins.
Des
irréguliers comme lui, cela va sans dire. J'ai su depuis leurs noms et leur histoire. Il y avait
là Totor et Tintin, treize et douze ans, deux frères dont l'un est estropié ; la bande à Bébert,
trois gosses de la classe 1940, spécialisés dans le vol aux étalages ; Auguste le clown, et
l'un des fils de « Nez Rongé », chiffonnier, cité Jeanne-d'Arc. La jolie troupe ! Totalisent-ils,
à eux huit, cinq cents jours de présence annuelle à l'école ? De quels péchés enfantins n'est
pas chargée leur petite conscience ? Mais que leur importe ! Ils perpétuent une tradition.
Leurs aînés ont vécu ainsi, en marge des lois puériles, rôdant, chapardant, ignares, mais libres.
Libres de cette liberté que donnent l'insouciance et la misère… Ce n'est pas Mimile et Auguste que
j'ai suivis dans leurs aventures; ce sont des générations d'Augustes et de Mimiles qui, depuis soixante
ans que la cité Jeanne-d'Arc fait peser sur tout ce quartier son ombre et sa puanteur, mènent l'a
même existence d'outlaws de la rue. Cinq étages de crasse et de vice les lâchent sur le pavé.
Quand nous verrons ces petits indomptables s'adonner à des travaux que l'a morale réprouve, quand nous les prendrons la main dans le sac, quand nous les entendrons jurer comme des hommes, n'oublions pas, même s'ils nous font rire, d'évoquer en fond de tableau la sordide forteresse, grillée comme une prison, sombre et malsaine comme une cave, qui les a faits ce qu'ils sont.
R. Archambault.