Rue de Tolbiac
L'Heure — 20 novembre 1916
Le quartier est à peine animé, malgré l'heure matinale qui est celle des ménagères. Quelques maisons en chantiers, casernes inachevées, montrant à nu leur carcasse de fer et de briques ; des terrains vagues alignant leurs planches de clôture et des affiches criardes, rigolotes et mercantiles ; d’antiques baraques, dont les portes déjetées plongent sur le chaos d’un fond de cour au jour douteux ; des échappées de ruelles grimpant en désordre au flanc d’une butte — la Butte aux Cailles, à la Glacière — ; et au-delà, de tous côtés, crachant la suie des cheminées d’usines, des hauts fourneaux, des crassiers et la marée des toits de fabrique qui déferle presque jusqu'au cœur de Paris.
Ici, rien n’égale l’esprit. Ce quartier dut toujours avoir ce caractère incertain et louche de grande barrière. Ici, l’on revient trouver tous les soirs le bistro où l’on boit et où l'en fume, les quatre murs et le grabat où l’on s'étale.
... Se souvient-on encore, par ce temps de guerre, de l’horrible explosion qui partit, un midi, de l’usine de grenades de la rue Bobillot ? À peine, n’est-ce pas ! Ils sont tant ceux qui servant et qui meurent pour tous ! II y a un an de cela. Le 21 novembre 1915, à Notre-Dame, Paris faisait aux victimes des funérailles nationales. Il y a déjà un an...
J’ai voulu revivre un peu cette catastrophe auprès du peuple du voisinage surprendre dans les yeux la pensée secrète et savoir ce que les autres — lss rescapées, étaient devenues. Et me voici on quête. Un gosse passe, un sac sur l’épaule. Il me guide. Nous longeons d’abord la rue Bobillot. Il m’explique que ce terrain labouré, retourné comme sous une rafale de ferraille, dont on aperçoit l’amas à travers les planches mal jointes, c’est le lieu de la catastrophe.

« C'est là que ça c’est passé, me dit-il. Oh ! je le sais bien... J’ai ma sœur et mon frère qui travaillent dedans... »
Dedans ? Mais il n’y a plus rien que des débris et la vie de la terre incultivée qui a repris. Il continue :
« — Oh ! malis maintenant, y n’travaillent plus là ! Y travaillent à la forte de Gentilly. Et d’abord on y charge pas ! On charge les grenades à Bourges, parce que là, vous comprenez, y a plus d’danger !... Voyez, on va tourner place Verlaine, à droite par la rue du Moulin-des-Prés. C'est là. »

Je me détourne un peu pour voir en profondeur cette « piazzetta » à laquelle tout de suite, on donne le nom nostalgique du poète de Sagesse. De la marmaille joue en rond.
« — Voilà où qu’ce c'est produit. Ça a tout arraché. Ça a fait un pétard, un pétard ! Presque toutes les ouvrières se sont sauvées. Ma sœur a eu la main et les cheveux brûlés. Mon frère en a sauvé une de son étage. C'est vieux maintenant. Mais dans le moment, quel raffut !!»

Il faut descendre, en effet, par cette rue du Moulin-des-Prés, campagnarde à souhait et dont un peu de soleil ferait un délicieux motif de tableau. Les ruisseaux bleus de savonnage coulent devant les portes Mais, j'y songe, elles sont ouvertes, les portes ; il n'y a personne, et pas de bruit... Je me retourne, et voici qu'en contrebas, j'aperçois devant moi tout le sol de l’ancienne usine. Je foule les marches cassées de son seuil, les fenêtres tombées en miettes. C’est là tout ce qui en reste. Et si les portes, de l’autre côté de la rue étroite et moussue, sont ouvertes, c’est qu’elles sont vides, les maisons lézardées, quelques-unes arrachées de leur base.... Le lieu maintenant sert de déversoir d'ordures au quartier et de champ de Bataille pour les chiens. La vie s’est reportée ailleurs. Et mon petit compagnon m’explique :
« — Y en a d'autres qui travaillent aux baraques Adrian, à côté. T'nez, vous les entendez taper ? Ah ! elles tapent dur ! Elles rabotent, clouent, astiquent ! Faut voir ! Nous, on ramasse les copeaux !... J'suis en r’tard. Faut qu’j'aille chercher du chardon pour Maman, à la gare !»
Bravo petit ! Braves rescapées ! Dans ce sillon refermé le travail a repris pour la moisson de demain. Mieux que partout, ici, l'ouvrière tient...