Les gosses en marge
7 - Les bonnes opinions sont celles qui font vivre
Tatave., orphelin de dix ans, et ses huit frères et soeurs, ont été recueillis, rue de la Fontaine-à-Mulard, par une tante, la mère Anthuile. La mère Anthuile a les deux mains coupées, ce qui ne l'empêche pas de lever le coude et d'avoir son compte dès le matin. Tatave, qui a l'étude pour ennemie naturelle, a trouvé là une institutrice à son gré.
L'autre
jour, un agent cycliste, qui s'était levé de mauvaise humeur, a ramassé Tatave comme un toutou errant
alors que, sur le bord du terrain qui longe la cité, le gosse jouait à la patinette avec une planche
montée sur deux bobines. Et mon Tatave, écolier renégat, a été conduit à la mairie.
Vous voyez la scène. Un bureau officiel sévère comme il convient à un lieu où règnent les lois et décrets de la République, et un monsieur plus sévère encore, qui regarde Tatave de haut en bas. Tatave, tout petit, n'ose pas regarder le monsieur ; son pied nu et sale gratte le tapis de laine, ses menottes tortillent le vieux béret veuf de son pompon, que sa tante, jadis, lui découvrit dans une poubelle :
— Pourquoi ne vas-tu pas à l'école, gamin ?
Tatave fait mine de pleurer très fort :
— Hi, hi, hi ! J'ai pas d'souliers, m'sieu.
— Et c'est pour ça que tu ne vas pas en classe ?
— Hi, hi. hi ! oui, m'sieu.
— Tu ne pouvais pas venir le dire ? On va t'en donner, des galoches. Le monsieur écrit sur un papier. Tatave essuie au coin de son œil des larmes supposées. C'est, qu'au fond il rayonne, le môme ! Des galoches toutes neuves, pensez donc !
Et Tatave s'est laissé chausser ; il est passé, rue Bobillot, devant l'agent qui l'avait arrêté en faisant narquoisement sonner ses semelles.
Puis, arrivé place de Rungis, il a quitté les beaux souliers pour courir jusqu'à la cité.
— R'garde, tante, les bathes grolles qu'i m'a refilé, m'sieu l'maire.
La
tante Anthuile, que le vin rend lyrique, exulte. La voilà qui prend les galoches avec ses moignons
experts, et qui s'en va, riant toute seule, vers la zone... Ce soir, vous pourrez acheter les souliers
au marché de Bicêtre et trouver la tante Anthuile affalée sur quelque talus. Demain, pieds nus encore,
Tatave jouera à la patinette près de la fontaine à Mulard.
Tatave et les gosses de la colonie n'ont pas d'amis qu'à la mairie. De temps à autre une bande de petits chapardeurs, s'en vient jouer autour de Sainte-Anne. Sainte-Anne est la grande église de la rue de Tolbiac, une église bien imposante pour un tel quartier, avec sa coupole soi-disant latine et ses clochers faussement byzantins ; mais dans cette basilique sévère, il y a un bon curé. Quand le bon curé se promène, il est bien rare qu'il ne tombe pas sur une troupe de gamins qui le guettaient sans en avoir l'air et qui, bien respectueusement, le saluent. Tant de respect veut sa récompense ; le curé s'arrête, bavarde, apprend que, chez celui-ci, on manque d'argent, chez celui-là de vêtements, de pain chez cet autre.
— Mes pauvres enfants ! mes pauvres enfants ! Je vous ferai porter tout cela demain par les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul.
— Merci, monsieur le curé, disent les mômes avec une émotion visible.
Et puis, le curé parti, frtt... Toute la bande vole chez le pasteur où, devenue soudain protestante, elle se laisse à nouveau combler. Ainsi Dieu, comme il est écrit, protège les grandes familles. Rien toutefois ne peut être parfait en cette vallée de misère.
— Y en a un que j'peux pas blairer, m'a confié Tatave, c'est le rabbin. Y a rien à faire pour qu'i « chique ».
Tatave, en fait de dieux, n'admet que les dieux qui paient.
R. Archambault.
Quelques jours plus tard, le 29 avril 1929, Paris-Soir publia l'article suivant qui venait compléter la série :
Une jeune femme de La Glacière recueille sept orphelins
Paris-Soir — 29 avril 1929
Dans un article consacré aux enfants irréguliers du quartier de la Glacière et publié le 7 courant, nous avions évoqué, sous un nom d'ailleurs supposé, la figure d'une femme fort connue autour de la place de Rungis, particulièrement à cause de son infirmité : elle avait les deux mains coupées.
Celte femme vient de mourir et les sept petits enfants qu'elle laissait derrière elle ont été recueillis 63, rue de la Fontaine-à-Mulard, par une brave et laborieuse marchande des quatre-saisons, Mme veuve Renard.
Mme Renard, à trente ans, n'a pas hésité à se changer des sept orphelins, et l'on sait ce que sont sept enfants en ce temps de vie extra-chère. Il est donc bien évident que ce n'est point cette dévouée travailleuse que nous visions dans notre article, et nous sommes heureux, au contraire, de lui adresser ici toutes les félicitations que mérite son geste si simplement et si modestement généreux.