Les apaches de la rive gauche
Extrait de "Chez les apaches"
La Revue politique et littéraire — 16 novembre 1907
Notre jeunesse a été bercée, épouvantée, charmée au récit des exploits des Peaux-Rouges, dans l’immensité déserte, des prairies, à l’extrémité du Far West américain ; quel homme à cheveux gris n’a frémi, dans son enfance, au cri de guerre des Mohicans, aux scalps de l’Aigle Noir, aux coups terribles que portait la Dent Bleue avec son tomahawk. Toujours dans le sentier de la guerre, en révolté contre les lois des hommes blancs, ils rôdaient dans les landes désertes et stériles, pillant les fermes isolées, attaquant les diligences, tuant à cinq cents pas et par ricochets les soldats lancés a leurs trousses, meurtriers, mais héroïques. Et de tous, les plus sanguinaires, les plus cruels, les plus effrayants, c’étaient les Apaches.
Dans les faubourgs des grandes villes, sur l’herbe pelée et sale des fortifications, dans les terrains boueux où sont les dépotoirs, aux boulevards lointains où les passants sont rares, dans les ruelles humides et malsaines, rôdent des hommes de veulerie et des filles de paresse. De travail ils n’ont point, que de vagues corvées qu’ils allèguent comme une justification, ou des gagne-pain infâmes dont ils rient entre eux et se parent comme d’une gloire. Lâches en face du danger, ils sont cruels à plaisir, prêts à tout crime, s’il n'expose point leur précieuse existence, avides du sang versé sans péril. Dun mot qui a fait fortune, un spirituel chroniqueur du Palais les a nommés les « Apaches ». C’est grand dommage pour les Peaux-Rouges.
[...]
Pour être plus calme et sereine, la rive gauche n’est point sans avoir quelques apaches. Leur centre de réunion, jadis, était la place Maubert, la Maub’, où se tenait le marché des mégots et bouts de cigarettes ; la percée des rues Lagrange, Dante, etc..., en éventrant tout un quartier aussi pittoresque que mal famé, a assaini, « embourgeoisé » ce coin jadis dangereux. Des bouges d'antan, il ne reste guère que le « Père Lunette », mais il n’est plus le coupe-gorge d’autrefois, la lumière de la rue Lagrange, — soleil de jour, becs Auer de nuit, — a fait fuir les rapaces nocturnes, amis de l'ombre, et le cabaret, célèbre par ses orgies et ses rixes, n’est plus qu’un objet de curiosité où les guides de Paris mènent les Anglais curieux des bas-fonds.
Les malandrins ont fui vers le sud, et se sont réfugiés danses quartiers nouveaux, derrière la place d’Italie, auprès des fortifications. Dans les avenues qui allongent leurs arbres maigrelets et leurs cordons de réverbères, à côté des jardins où des Auvergnats jouent aux boules à grands cris, des bals publics se sont fondés, très semblables à ceux de Belleville ou de Montmartre. La vieille population du cru, peu flattée du voisinage de ces Alcazars et de ces Boules d’or, a été moins satisfaite encore de l’installation de chiffonniers, en campements sales et malsains, dans quelques ruelles de la Maison Blanche, repaires si bien habités que les gardiens de la paix ne s’y risquent qu’en nombre. Mais il est de pareils nids aux Grandes-Carrières, ceci n’est point spécial au quartier.
Ce qui donne à cet extrême sud de Paris un cachet particulier, ce sont les terrains vagues de la Glacière, vallée et coteaux de la Bièvre, vastes étendues inhabitées qui se peuplent d’ailleurs en dépit du pittoresque mais à l’avantage de la sécurité. De rares issues, des maisons basses et louches, entre les palissades pourries de grandes prairies où des chevaux étiques paissent un herbage pelé, voire quelques étangs, telles sont ces savanes. Le jour, c’est un pays peu fréquenté ; la nuit c’est un désert. Mais le promeneur solitaire qu’y mènent sa fantaisie et son amour du danger a l’impression que l’ombre est habitée : un léger bruit derrière une palissade, un coup de sifflet en rappel, le rapide passage d’une silhouette grisâtre, tels sont les indices que cette Prairie a ses Apaches. Et vers le nord, une lumière s’étale, rouge et diffuse, un lointain bourdonnement provient sans direction précise, comme d’un animal monstrueux et invisible : c’est Paris, la « grande ville », cité des contrastes, de travail et de paresse, de grand bien et de grand mal, d’extrême richesse et de misère extrême.