Pauvre Bièvre !
Le Rappel — 11 avril 1883
Une affiche municipale vient d'être placardée sur les murs de Paris, rappelant aux riverains de la Bièvre l'obligation de la curer et de la faucarder, c'est-à-dire de couper les herbes qui en garnissent le fond et les berges.
Cette opération dont personne ne conteste la nécessité en l'état actuel, devait prendre fin, par suite de l'envoûtement du ruisseau depuis son entrée dans Paris par la poterne des Peupliers jusqu'à son embouchure en Seine. Mais il y a loin de la coupeaux lèvres et du projet à l'exécution.
L'administration
municipale a reconnu en principe qu'il y avait lieu de traiter la Bièvre comme
un égout le jour où elle a transformé le quartier Saint-Marcel ; et, de fait,
l'ancien ruisseau de Ménilmontant, qui traverse, en galeries souterraines, les
faubourgs Saint-Martin, Saint-Denis, Poissonnière, la Chaussée-d’Antin, les
quartiers de la Madeleine et des Champs-Élysées, n'a jamais été aussi insalubre
que la Bièvre.
Il est vrai que ce ruisseau ne parcourait, au siècle dernier que des jardins maraîchers et n'était bordé que par les guinguettes des Porcherons.
La. Bièvre, au contraire, infectée, depuis Jouy-en-Josas, par les résidus que les usines y déversent, noire et gluante à Arcueil et à Gentilly, souillée encore avant d'arriver aux Gobelins par les manufactures des quartiers de Croulebarbe et de la Glacière, n'a plus rien à perdre quand elle a dépassé l'avenue des Gobelins : les teintures, les tanneries, les fabriques de produits chimiques ont achevé de la corrompre.
Cependant, en cet état impur, les jardiniers du Jardin-des-Plantes l'emploient encore pour leurs cultures, qu'elle traverse entre les rues de Buffon et de Poliveau.
C'est entre ce point et le boulevard d'Italie que la mise en égout s'impose aujourd'hui.
Cette fange liquide roule, en effet, sous les rues Geoffroy-Saint-Hilaire, la Halle aux cuirs, les rues Monge, Mouffetard, Pascal et le boulevard Arago, servant, si on le veut, aux industries de ce quartier, mais infectant, en été, toute une région où se construisent d'élégantes et confortables habitations.

Qui dirait aujourd'hui que ce coin de la banlieue parisienne était jadis l'un des plus charmants ? Le petit Gentilly, représenté aujourd'hui par les prés submersibles de la Glacière, était un lieu charmant ; Rabelais y envoyait ses élèves ; Benserade y rimait des madrigaux; les miniaturistes parisiens du moyen âge y plaçaient des scènes pastorales. Puis est venue la spéculation qui a voulu canaliser la Bièvre et faire de ce ruisseau un moyen d'approvisionnement en bois de chauffage venant des forêts de Satory et de Verrières.
Pauvre Bièvre ! Elle a perdu toute sa poésie, elle ne peut plus être utilisée que par les industries riveraines, en attendant qu'on la traite comme le ruisseau de Ménilmontant.
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