Le vieux Paris
La Bièvre
Paris — 28 décembre 1902
Ses derniers vestiges — La rue des Gobelins — La maison de George Sand — Chez les chiffonniers
Cette fois ça y est : notre impitoyable Conseil municipal a décidé de couvrir à bref délai ce qui reste libre de cette pauvre petite Bièvre, quelques mètres dans la ruelle des Gobelins. Et j’ai voulu les visiter une dernière fois, et en même temps j’ai tâché de suivre son cours dans Paris, de la guetter à travers les palissades, les tanneries, les maisons, les cahutes, les jardins, les plâtras.
Ah ! les minables quartiers ! l’anémique verdure ! La malheureuse rivière ! emprisonnée de digues géométriques ou souterraines et devenue égout, empestée, souillée, torturée et empoisonnée par d’inexorables industriels ! elle, jadis, qui murmurait, doucement sous les saules, traversait tranquillement bois et vergers, baignait pieusement l’abbaye de Saint-Victor, le couvent des Cordelières, jouait étourdiment avec des moulins...
D’abord, c’est, en pleine animation de tramways électriques, omnibus, fiacres, automobiles, impasse de la Photographie — au 119 de la rue Monge — un petit bout de canal que par-dessus un mur on aperçoit putride, maculé de couleurs grasses, écrasé par d’énormes cuves dégoûtantes, à l’intérieur d’une tannerie. Un peu plus loin, même impasse, un autre bout surplombé aussi des pittoresques séchoirs d’une, peausserie. Mais, quel air pitoyable, exténué ! un forçat sortant d’un cachot noir, épuisé par le travail, privé d’air !

source : CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet
Après l’avenue des Gobelins et le boulevard Arago, dans la silencieuse rue des Cordelières, s’ouvre le passage Moret, cette Cour des Miracles des corroyeurs. Étroit boyau qui serpente dans un labyrinthe d’ignobles usines puantes, de bouges infâmes (ici on loge à la nuit !), de grandes bâtisses tortillées en châteaux féodaux, éclairé d’antiques réverbères à huile, véritable décor de crime ! qui ouvre brusquement par une porte sans battant sur un coin de Venise, plutôt de Bruges-la-Morte, sur la ruelle des Gobelins, à laquelle je faisais allusion tout à l’heure.

source : CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet
La rivière, bien qu’encaissée dans des digues et des murs noirs, et protégée par une balustrade, conserve un aspect charmant : elle est presque chez elle dans ce lieu désert où rien, sauf les casernes modèles du boulevard Arago, qu’on aperçoit à travers les fumées des fabriques, ne rappelle notre époque. La mousse couvre les bornes de la balustrade, l’herbe envahit les pavés, et le ruisseau abandonné, oublié, tranquille une minute, peut se reposer, respirer, contempler le ciel avant de rentrer sous terre et reprendre son sale métier.
Une passerelle à franchir et voici la rue des Gobelins, avec au numéro 17, au fond d’une vaste cour, un manoir du seizième siècle à deux tourelles, à large porche, à minuscule croisées, maintenant, hélas ! tannerie.
Redescendons, franchissons la passerelle, et suivons la ruelle des Gobelins. Nous débarquons dans un trou de province, de province bigote : des fenêtres, des fenêtres, des jalousies grillées par lesquelles des vieilles filles doivent épier les rares passants, des maisons dont on ne sort jamais, des murs de couvent, les vitraux d’une chapelle, encore Bruges-la-Morte !
Puis des tanneries, des tanneries, la rue Croulebarbe, vide, bordée d’un côté de minuscules taudis, de l’autre d’un grand parc, qu’une monotone palissade de planches garde précieusement, laissant deviner des terrasses, des clos, des tonnelles, parmi lesquels se joue peut-être la Bièvre.
Et soudain on la surprend, à un angle de la rue, par une fente un peu plus large. La malheureuse, étroitement canalisée, roule une eau de vaisselle dégoûtante, colorée de reflets métalliques bizarres ; à sa gauche une peausserie et ses énormes cuves ; à sa droite, un mur, pas trop haut, couronné de branches, bordé d’arbres. Là, le ruisseau peut encore voir le printemps, la verdure, se faire des illusions...
Maintenant, il va nous falloir beaucoup marcher pour retrouver la rivière.

source : CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet
Il faut traverser le boulevard d’Italie, passer devant la maison habitée successivement par Barras, le baron Corvisart, Musset et George Sand et aujourd’hui par... les statues de M. Rodin (c’est, au numéro 68, dans un terrain vague envahi d’arbustes poussés au hasard, une maison en ruines, aux volets arrachés, maison du premier Empire, à l’étage unique et soutenu par des colonnes qui s’effondrent, à la façade ornée de deux statuettes en morceaux, maison de la Belle au Bois dormant).
Il faut enfiler la rue Barrault, longer ses cahutes de misère, ses roulottes transformées en habitations de chiffonniers, les rues Wurtz, Boussingault. Désormais, plus de maisons, plus de roulottes, plus de cahutes : rien qu’un désert, un peu d’herbe et beaucoup de papiers. Les rues s’en vont ainsi, pareilles, dessinant un damier sur la plaine.

source : CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet
Soudain, place de Rungis, regardant par hasard entre deux planches de l’interminable palissade, je retrouve la Bièvre, mais oui ! et délicieusement encaissée dans un val tout vert ! Une ruelle descend, la rue de la Fontaine-à-Mulard, rue de village, avec de la mousse, de l’herbe, des jardins, une vieille pompe, d’antiques réverbères, un puits. Et des arbres baignent dans la rivière, et l’escalier de bois d’un chalet s’y mire. C’est un coin tout à fait rustique, d’une intimité charmante, un paysage qui étonne, un jouet, quelque chose comme le village suisse de l’exposition de 1889.

source : CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet
Et puis la pauvre Bièvre rentre sous terre...
Pour la retrouver il faut aller aux fortifications, suivre la rue — la rue, la route, le chemin, ce qu’on voudra — de la Colonie, ses guinguettes, ses tonnelles, ses cahutes, sa colonie de mendigots. Un véritable bourg ! partout des cabanes, des huttes aux toits chargés de pierres, séparées par des poulaillers ou de minuscules jardins. Et ce n’est pas un campement, c’est bel et bien une ville : certaines de ces cahutes affectent même de la coquetterie, fleurs et rideaux aux fenêtres ! Mais un bourg de la montagne, avec des vallons et des collines ! car maintenant la rue de la Colonie — peut-être la rue des Peupliers : où commence l’une, où finit l’autre ? — absolument défoncée, trouée d’ornières, privée de trottoirs, dé valent entre deux collines, deux collines pierreuses sur lesquelles de misérables femmes courbées cherchent je ne sais quoi.
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