La Bièvre
Le Rappel — 20 septembre 1887
En qualité d'ancien habitant du 13e arrondissement, je demande la permission d'appuyer énergiquement la pétition pour l'assainissement de la Bièvre.
Il y a seulement cinquante ans, d'après les plans du Paris d'alors, toute la région qui s'étend au delà du Jardin des Plantes, autour de la Salpêtrière, le long de la Seine, du côté de la barrière d'Italie, aux alentours de la Butte-aux-Cailles, n'était, avec çà et là des terrains vagues et des jardins de maraîchers, qu'un inextricable fouillis de petites rues noires et sordides, où grouillait une population de loqueteux, où stagnait un air chargé de pestilences. Lire cette description dans les Misérables.

Aujourd'hui tout a changé. À peine s'il subsiste encore çà et là quelque tronçon des ruelles d'autrefois. Même l'antique rue Mouffetard, qui dégringole en zigzags le long de la montagne Sainte-Geneviève, a subi un commencement de transformation. Toute cette région a été balafrée en tous sens par de larges artères, droites, plantées d'arbres, l'avenue des Gobelins, le boulevard Saint-Marcel, le boulevard Arago. De hautes et blanches maisons ont remplacé les ignobles taudis. Ce qui était sale est devenu propre. L'air circule à larges flots ; mais, par endroits, cet air est, autant qu'il pouvait l'être jadis, empoisonné.
C'est que la Bièvre est toujours là. Oh ! elle essaye bien de se cacher ; comme si elle avait conscience de sa puanteur, elle se faufile entre les maisons, se dissimule derrière des pans de mur, ici passe sous une rue ; mais elle a beau faire, son odeur la trahit toujours. On n'a pas besoin de la voir ; une infection abominable vous saisit la gorge, une nausée vous prend, vous dites : la Bièvre est là ! Elle est là, en effet, boue noire et qui semble immobile, épaisse, gluante, lourde d'immondices laborieusement charriés.
Les soirs d'été surtout, quand la brise n'est pas assez forte pour chasser loin les fades relents qui s'exhalent de ce cloaque, c'est horrible. Malgré donc les importants travaux de voirie exécutés, malgré les constructions qui ont, je le répète, changé du tout au tout l'aspect de ce quartier, il ne sera habitable, agréablement et sainement, habitable que lorsque, d'une manière ou de l'autre, on aura fait disparaître ce foyer d'infection qui est la Bièvre. Mais de quelle manière ? La simple paraissait de couvrir entièrement la rivière-ruisseau et de l'assimiler ainsi, chose qu'elle mérite tout à fait, aux égouts ordinaires. On objecte les droits des tanneurs riverains.
Soit ; ces droits sont respectables, et nous ne serons jamais les partisans d'une mesure qui pourrait léser des intérêts populaires. Que propose-t-on ? D'augmenter le volume d'eau et la force du courant de la Bièvre par une prise à Arcueil. C'est, parait-il, le projet que l'administration étudie actuellement.
Peut-être suis-je dans l'erreur, mais alors j'y suis complètement, car il me semble que ce projet-là eût dû être tout d'abord soigneusement écarté. Quoi ! il n'arrive l'à Paris, par les aqueducs qu'une quantité absolument insuffisante d'eau — nous constatons nous-même douloureusement cette insuffisance tous les étés — et on propose d'en jeter une partie dans la Bièvre ! Voilà une idée contre laquelle tous les Parisiens devraient protester. Et puis cela nécessiterait de grands travaux, de grandes dépenses, pour un bien faible résultat probablement. Il faudrait une grande masse d'eau et un bien rude courant pour vaincre la force d'inertie qu'oppose la Bièvre.
Un méridional disait avec orgueil : « La Durance, c'est tout poissons !» Eh bien ! la Bièvre, c'est tout ordures. Avec le système « à l'étude », les ordures circuleraient plus vite, mais elles seraient plus remuées ; y aurait-il bien grand avantage ?
En tout cas, le courant, si fort soit-il, n'empêcherait sans doute pas de puer, — et elles puent considérablement les eaux où marinent, putréfiées, les peaux vertes.
Non ! le seul moyen d'assainir ce quartier déshérité, c'est de transporter toutes les tanneries hors de Paris. Après quoi, il sera aisé de couvrir et de canaliser la Bièvre, devenue simplement égout. On objectera que les expropriations coûteraient cher ; nous ne verrions aucun inconvénient à, ce qu'on fit entrer aussi en ligne de compte les indemnités auxquelles les déplacés auraient droit. La somme déboursée serait facilement amortie par la plus-value qu'acquerraient les terrains devenus disponibles par suite de l'envoûtement de la Bièvre.
On peut affirmer que le quartier dans lequel il a été fait déjà de très louables efforts, pour une part couronnés de succès, deviendrait tout à fait « vivant », si l'obstacle auquel se heurtent aujourd'hui les bonnes volontés cessait d'exister. Combien, après tout, s'agirait-il d'exproprier de tanneries ? Assurément, un nombre restreint.
Il serait facile de s'arranger de façon à ce que nuls intérêts ne soient lésés. Quant aux ouvriers qui seront naturellement obligés de suivre leur travail hors barrières, il est probable qu'ils ne s'en trouveront pas si mal. Transportés dans un air assurément meilleur, car, à Paris, les hautes maisons avoisinantes retiennent les miasmes et s'opposent aux salubres courants d'air qui soufflent en plaine, ils auraient moins onéreuses les conditions d'existence, étant affranchis des droits d'octroi qui pèsent si lourds sur la population laborieuse de Paris.
Sérieusement, la question est à examiner et, l'insuffisance des palliatifs actuellement proposés étant à peu près démontrée, il nous semble difficile de trouver une solution meilleure que celle dont nous émettons l'idée au problème qui intéresse si vivement deux arrondissements de Paris.
LUCIEN VICTOR-MEUNIER.