L'achèvement de la rue Jeanne d’Arc
Le Journal des débats politiques et littéraires — 19 juillet 1914
Le Bulletin Municipal a enregistré l'expropriation, pour cause d'utilité publique, d'un certain nombre de maisons du 13° arrondissement, situées rue Jenner, boulevard de l'Hôpital, rue Esquirol, passage Crouin, place Pinel, cité Doré, avenue Constance, avenue Constant-Philippe et boulevard de la Gare.

Il s'agit là de la réalisation d'une opération de voirie décidée depuis de longues années le prolongement de la rue Jeanne d'Arc, ou plutôt la jonction des deux tronçons extrêmes de cette rue.
La voie une fois terminée formera une rue de plus de 1,200 mètres, reliant la rue Geoffroy-Saint-Hilaire à la rue de Patay, et menant en ligne droite du Jardin des Plantes à la porte de Vitry.
Le tronçon à percer coupera en son milieu le triangle formé par les rues Esquirol, Jenner et le boulevard de la Gare, éventrant ce qui subsistait du petit village dit d’Austerlitz.
Il y eut là, en effet, il y a un siècle, un petit hameau indépendant, appelé souvent village, qui prit en 1806, le nom glorieux d'Austerlitz et fut plus tard rattaché à la capitale.

On le voit tracé sur le Plan cadastral de 1812, on le retrouve encore sur le Plan routier de la Ville et de ses Faubourgs de 1818; il était délimité par le bouIevard de l’Hôpital, l'abattoir de Villejuif et le boulevard de la barrière d'Ivry, d'une part; puis il longeait les murs du jardin potager de l'hôpital et s'étendait jusqu'à la Seine.
Trois rues coupaient l'agglomération la Grande-Rue (rue Esquirol), le Chemin des Étroites-Ruelles ou Petite-Rue d'Austerlitz (rue de Campo-Formio), et la rue des Deux-Moulins (rue Jenner).
Dans le Dictionnaire historique, topographique et militaire de tous les environs de Paris de 1816, de P. de Saint-A…, Austerlitz est ainsi décrit : « C'est une espèce de petit hameau qui se trouve hors barrière sur la rive gauche de la Seine et près de la Salpêtrière et de la Verrerie. Il est formé d'un rassemblement de maisons principalement de pêcheurs et de guinguettes où le peuple de Paris va le dimanche manger les produits de la pêche. On l'appelle Austerlitz depuis la construction du pont du même nom. Il est de la dépendance de la commune de Vitry. »
L'auteur du dictionnaire fait erreur sur ce dernier point le petit hameau dépendait d’Ivry. Il conservait vaillamment en 1816 son nom évocateur de la victoire de 1805, alors que le pont d'Austerlitz avait dû en 1814 prendre le nom de pont du Jardin du Roi, comme, à l'autre bout de Paris, le pont d'Iéna devait à la même époque s'affubler du nom de pont des Invalides.
Austerlitz devait être peu après annexé à Paris l'événement est non de 1818 — mais de 1819, comme le rapporte Fernand Bournon, dans la monographie d'Ivry-sur-Seine.
« Une ordonnance royale du 6 janvier 1819 fit subir au territoire d'Ivry une légère diminution du côté de Paris. L'enceinte, dite des Fermiers généraux, suivait entre la barrière de Fontainebleau (place d'Italie) et la Seine le tracé du boulevard de l'Hôpital, puis en retour d'équerre remontait le cours du fleuve (quai d'Austerlitz) jusqu'à un point placé en aval du port de Bercy actuel. L'ordonnance royale eut pour effet de faire suivre a l'enceinte, à partir de la barrière de Villejuif (angle de la place Pinel), une ligne commune au mur oriental de la Salpêtrière, renfermant ainsi cet établissement dans Paris, ainsi qu'une partie du hameau des Deux-Moulins, qui jusque-là dépendait d'Ivry. »
Le Hameau des Deux-Moulins, c’est Austerlitz. On créa sur l'ancien village un certain nombre de chemins de ronde (la rue Giffard actuelle en fut un); les rues se transformèrent, des jardins et des parcs furent tracés sur les anciens champs.

Entre la rue Jenner et la rue Esquirol un passage s'ouvrit à travers des potagers, dont on voit les emplacements, encore cultivés bordés d'anciens logis villageois. C'est le passage Crouin baptisé du nom de son propriétaire. II va être supprimé par le nouveau tronçon de la rue Jeanne-d'Arc qui amènera aussi la disparition de la lugubre et lépreuse cité Doré, ou du moins de ce qu'il en subsiste.

Le fondateur de cette cité, appelée à l'origine passage Paulmier-Doré, fut un sieur Doré, rapporte M. Hector Pessard, fonctionnaire de l'Ecole polytechnique, socialiste convaincu, qui transforma vers 1830 le parc qu'il avait créé là en une petite cité ouvrière.
Elle se compose de quatre avenues (!) portant les unes les noms des enfants de M. Doré, les avenues. Constance et Constant-Philippe ; les autres les noms d'avenue de Bellevue et de Sainte-Marie.
Ces avenues sont de sombres ruelles éclairées, le soir venu, par des lampes à huile perchées dans d'antiques réverbères aux vitres brisées.
Ces ruelles sont bordées d'une cinquantaine de petites maisonnettes basses, tombant en ruine. La chaussée, au milieu de laquelle court un ruisseau infect, est jonchée de sacs de chiffons, de paillasses éventrées, de tas d'os et de croûtes de pain.
Des enfants, pieds nus, les cheveux hirsutes, courent par les ruelles, au milieu d'un peuple de chats, de chiens, de poules.
C'est le domaine des chiffonniers qui vivent là en véritable tribu indépendante ; la salle basse d'un obscur marchand de vin est leur centre de réunion. Tandis que les hommes sont à la chine par les rues du quartier, les femmes et les enfants sont installés au-devant des portes, sans souci du bruit des autobus et des tramways qui roulent tout près sur le boulevard de la Gare et qui rouleront bientôt sur la nouvelle voie qui passera en cet endroit, vrai foyer de tuberculose, dont le Conseil de salubrité demandait la démolition depuis plus de trente ans.
C. Y.

Le projet de percement de la rue Jeanne d'Arc prit beaucoup, beaucoup, beaucoup de retard et c'est finalement le 9 juin 1936 que fut inauguré ce dernier tronçon.
A lire également
L'inauguration de la rue Jeanne-d'Arc (prolongée) dans le XIIIe arrondissement
Sur la cité Doré
Le récit
Le lieu
- La cité Doré par Alexandre Privât d'Anglemont (1854)
- La Nouvelle Cour des Miracles. - Revue municipale et gazette réunies — 10 septembre 1859
- La Nouvelle Cour des Miracles. - Réponse de M. Doré - Revue municipale et gazette réunies — 1er décembre 1859
- La Nouvelle Cour des Miracles. - Réponse de la Revue municipale et gazette réunies à M. Doré — 10 décembre 1859
- Le cabinet de lecture des chiffonniers par Charles Yriarte (1863)
- Paris Lugubre : la Cité Jeanne-d’Arc et la cité Doré (1879)
- La cité Doré - Journal des débats politiques et littéraires — 22 mai 1882
- La cité Doré par Marcel Edant (Le Petit-Journal - 1887)
- La cité Doré par Jean Soleil (1889)
- Les cabarets de la cité Doré (1890)
- Un coin curieux de Paris (1901)
- La tournée des édiles par Lucien Descaves (1909)
- Trois îlots à détruire d'urgence (1923)
La catastrophe de la Cité Doré
Faits-divers
Sur la cité des Kroumirs
"Qu'on s'imagine un terrain de 30 mètres de largeur et de 150 mètres de longueur environ, en pente vers la rue Jenner, sans issue et sans écoulement d'eau vers cette rue.
Au milieu de ce terrain, un chemin en terre grasse, détrempé par la moindre pluie et rendu infect par les détritus et les déjections de toute espèce qui s'y sont incorporés.
De chaque côté de ce chemin, des abris, plutôt que des baraques, construits en vieux matériaux, en paillassons, en loques, en tout ce que l'ingéniosité de la plus poignante misère peut assembler et coudre pour se préserver de l'intempérie des saisons.
Près de quelques-uns de ces réduits une fosse en terre, quelquefois un tonneau enfoncé dans le sol, sert de cabinet d'aisances. Un peu partout des ordures ménagères, des matières fécales, des débris de toute sorte. On comprendra maintenant pourquoi cette cité a reçu un surnom qui fait image : la cité des Kroumirs."
Dr Olivier du Mesnil - L'Hygiène à Paris (1890)