Dans l'étau des grands buildings
Des murs de Bicêtre aux bords de la Seine
Le Matin — 12 octobre 1931
Bicêtre n'a pas bonne réputation, en vain l'appelle-t-on le Kremlin-Bicêtre.
Bicêtre, ce sont les morts en série, la misère, l'emmurement, les enfants recueillis par saint Vincent de Paul, emportés par les fièvres, la tuberculose, les privations et la charité brouillonne et mal organisée du XVIIe siècle ; le Kremlin n'est, depuis 1917, qu'un mur où crépitent les feux de peloton. Deux images qui n'éveillent nulle sympathie. Déjà Scudéry semblait ne pas aimer l'ancien couvent des chartreux :
Vieux château de Bissestre, objet épouvantable
Où règnent
les lutins, le silence et l'effroi…
s'écriait-il pompeusement. Sur les murs de l'hospice qui domine la zone, les dates se suivent comme des étiquettes de cauchemar. Aujourd'hui, l'ancienne prison royale où le marquis de Sade fit pénitence s'est muée en hôpital et asile de vieillards.
Il faut, pour y pénétrer, franchir un dangereux barrage de paperasses, surmonter des enquêtes, répondre à mille questions. M. Mourier, directeur de l'Assistance publique, n'a pas les pouvoirs discrétionnaires du roi :
« De par le roi, chers et bien-aimés, nous vous mandons et ordonnons de recevoir à l'hôpital le sieur de X… gentilhomme, et de le garder jusqu'à nouvel ordre de notre part. Si n'y faites faute, car tel est notre bon plaisir.
» Fait à Versailles… LOUIS. »
Mais alors on enchaînait le malheureux objet d'une si auguste sollicitude ; aujourd'hui, on héberge ceux qui veulent entre les boulingrins de tilleuls vivre le reste de leur âge.
On les voit aux heures de sortie venir mendier un peu de soleil et de verdure à la zone, et la zone est soudain couverte de ces couples bleus et cassés. Scudéry parle encore des « tristes hiboux au cri lamentable ». Les hiboux sont morts ou envolés, mais le bruit des marteaux, des treuils et des moteurs l'emporte de très loin sur celui des grands-ducs. En 1815 il ne fallut qu'un café, à l'enseigne du Kremlin, pour d onner un nom à la zone maudite. Puis touchant au Kremlin-Bicêtre, Ivry-le-Rouge. Ô cet Ivry, « commune d'à présent », comme disait Verlaine, fief communiste, banlieue grouillante, et qui vient pousser la zone sur le boulevard Masséna que marque la borne des grands buildings.

Là, comme à la porte Didot, près de la zone chère aux mânes de Chauvelot, la masure s'épaule contre le confort moderne. — Ô zone, du haut de ces huit étages la civilisation te contemple !
Mais dans la rue de l'Amérique-du-Nord, elle est de plain-pied, elle fait la marche triomphante des habitations neuves et dans sa gentillesse verdoyante elle apparaît pleine d'humilité, mais à gauche de l'avenue de la Porte-de-Bicêtre, près de la porte d'Italie, la zone est provocante, elle est montée sur un talus, à un mètre des maisons nouvelles, elle nargue le chauffage central, le loyer cher. On a coupé sa plateforme pour construire qu'importe : elle s'en fait un tremplin.
Son accès devient difficile, il faut, pour y monter, gravir trois barreaux d'échelle, emprunter un vieil escabeau. Elle goûte la joie des entresols, elle tient, ne renonce à aucun de ses droits. Une indéfinissable odeur émane d'elle. Elle sent la catastrophe, la peine, la fin, mais elle entend faire payer chèrement sa dernière heure. Par delà les toits bitumés s'ouvrent les grands entrepôts de ferrailles, où s'ennuient de vieilles autos. On peut même, pour peu qu'on ait le goût du risque, acheter un avion, moteur rouillé, hélice calée, ailes chancelantes. Il est là, innocent et résigné, entre vingt châssis périmés ; nul ne saura jamais quel chemin il emprunta pour venir atterrir dans un champ aussi sordide ? Il est là, il attend un acheteur. Vous ou moi. On peut discuter le prix. La mort s'achète au rabais, comme les tickets d'entrée de l'Exposition coloniale.
Dans la rue Paulin-Enfert, on fait la lessive sur le trottoir. Mais la zone est là dans un étau près de la porte de Choisy, d'une part les maisons avancent, d'autre part les usines ne veulent pas reculer. Il n'v a plus qu'une rue. Demain il n'y aura plus rien. Absolument.
On peut toujours boire un verre de vin blanc « Au cœur des amis », et après prendre le passage Gallot, dépouillé, sans la grâce d'un arbre, mais où il y a un concierge pour atténuer la tâche quotidienne du facteur.

On est là dans la cité des chiffonniers. J'ai assisté au tri d'objets insoupçonnés, de linges douteux matière première précieuse pour le papier, porteur de la pensée des hommes.

CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet
À quoi bon s'arrêter pour détailler ces bouges, ces maisons sordides, cette cité insalubre. Il n'y a là nulle responsabilité, l'usage a entériné la saleté.
Les « fortifs » sont nivelés. Paris est à portée de la main. Mais ici, comme sur toute la zone, on est dans Paris, dans la ville des Champs-Elysées, des grands magasins, du luxe. La confrontation de ces images n'est pas sans grandeur. Mais il n'est plus temps de s'attendrir. Un chemin bourbeux, étroit, et a interdit aux voitures » — quelles voitures, Seigneur ! — traverse au-dessous de la porte d'Ivry, avec l'invitation du « Lapin Blanc » et une bande de mioches qui tient un meeting.
La révolte gronde chez les moins de douze ans. On sent passer un cyclone d'indépendance :
— Ta mère, dit un orateur rouquin et pieds nus en désignant un pauvre gosse honteux, ta mère all' veut pas toujours que tu prennes des sous ?
Le gosse apostrophé baisse le chef en silence
— Moi, la mienne, all' veut bien, poursuit l'orateur.
Avec quelques sous chipés sur un coin de table on peut toujours jouer au bouchon ou à la raie, tandis que sur le vieux chemin, à gauche, les hommes jouent aux boules. On se croirait vraiment dans un de ces boulodromes marseillais, des Chutes-Lavie ou de Mazargues. Les joueurs jouent avec les boules ferrées, ces boules intégrales ou même avec ces lourdes boules en bois qu'aiment les Italiens.
Du Vieux-Chemin la vue est inattendue ; le temple d'Angkor émerge entre deux roulottes ; il y a là-bas sur les bords de la Seine, par-delà les platanes de Charenton, toute la féerie de Vincennes. De si loin, la chose paraît soudain réelle, et la munificence des zébus de la grande île ne sont pas plus déplacés au bord de Paris que ne le sont cette zone dénudée, ces baraques branlantes, cette vie diminuée.
La zone débouche sur Bercy, limitée par le chemin de fer de ceinture, tombant comme dans le vide sur les ramifications innombrables des grandes gares.
Le Vieux-Chemin descend, descend avec peine, il longe des chantiers où tombent des pilons, et où s'étirent les vertèbres d'acier du béton. Il prend à peine un léger repos sur le sentier des Bassettes qu'il est déjà, sur l'avenue Jules-Coûtant, au seuil de la porte de Vitry. C'en est fait, Ivry n'est déjà plus.
Le chemin de fer franchit les fortifications sur des ponts qui sont encore un asile. Sous les arches monte la fumée d'un foyer, cuit la soupe d'un gueux. Et cela soudain dans un pré entre des vernis du japon et des acacias.
Une palissade défend la zone près du pont National. Elle est là, refuge, jardin, square, asile. Elle se blottit près de la porte de la gare, elle sent sa fin, et met une dernière coquetterie à être propre.
Là, elle est chassée de toutes parts. Les locomotives broient son calme, les remorqueurs défilent sans trêve et aboient du matin au soir, les camions roulent.
Elle se blottit contre l’octroi et semble en avoir pris la devise « Fluctuat nec mergitur ». Building, voies ferrées, négociants, progrès, je vous attends, je ne sombre pas. Par delà la porte de Bercy la zone s'accroche aux fortifications. Le fossé est large pour abriter les jardins civils du XIIe, le sol est riche et semble se souvenir d'un ancien ruisseau comparable à la Bièvre qui a aujourd'hui disparu.
La rue de Charenton s'appela jadis rue de la Vallée-de-Fécamp. Où la vallée de Fécamp est morte, la zone est là dans un paysage de tonneaux entre des entrepôts de vins qui se succèdent au long d'une rue qui se nomme rue de la Zone, tout simplement. Tonneliers, marchands de vins, scieurs de bois se sont emparés de son domaine. La zone enjambe à regret le chemin de fer et tombe sur le cimetière de Vincennes. Là, elle abandonne ses droits. Elle n'est plus derrière moi qu'un souvenir « l'affreux Ivry dévorateur n du poète n'est plus qu'une image dans la suite ininterrompue des maisons, des arbres, des bastions et des berges.
Le parc a remplacé le jardin où les fleurettes sont « bleuâtres et rose tendre ». Il y a là des parcs automobiles, vingt autobus qui attendent leur cargaison de touristes. Il y a le saxophone qui gémit, les manèges des attractions qui tournent, l'exposition qui a poussé. La zone n'est plus rien qu'un peu de poussière, les premiers projecteurs s'allument sur le lac Daumesnil... Paris a dénoué sa ceinture.
Pierre Humbourg
Sur la Zone...
Le commencement de la fin de la Zone
Les articles d'Émile Condroyer
La capitale démantelée (1930)
Autres textes d'Émile Condroyer
Voyage au pays des zoniers (Série d'articles de Pierre Bénite - 1930)
Dans l’étau des grands buildings (Série d'articles de Pierre Humbourg - 1931)
- La naissance de la zone
- La zone d'Issy et l'école des tambours
- Les tournesols de Vanves-Malakoff et le rotisseur
- L’attaque sur Gentilly et la Bièvre prisonnière
- Des murs de Bicêtre aux bords de la Seine
- Des pèches de Montreuil aux lilas des Lilas
- Le Pré-Saint-Gervais et les plaisirs gratuits à Pantin ou l'avenir dévoilé
Divers aspects de la zone dans les années 30
- Ici, demain, le grand Paris (On bâtit dans le quatorzième mais dans le treizième laisse pousser l'herbe) (Paris-Soir, 1930)
- La question de la zone parisienne (Le Journal des débats politiques et littéraire — 27 mai 1932)
- Le XIIIe arrondissement en 1933 (Jean Botrot)
- Gentilly et la zone (1936)
Les Zoniers
Faits divers
- Un soir à la Porte d'Italie - 1895
- Le crime du Petit-Ivry - 1903
- Les incendies se multiplient sur la zone - 1930
- Une chiffonnière meurt dans des circonstances mystérieuses - 1932
- Un mort et deux blessés au cours d'une bataille sur la zone - 1932
- Sur la zone du XIIIè arrondissement un ivrogne blesse grièvement sa femme d'un coup de couteau - 1933
- Bataille rangée entre consommateurs à la porte d'un café - 1939