"Un gosse"
roman par Auguste Brepson
Première partie
[...] La chose se produisit une fois, et je me rappellerai toujours la figure décomposée de ma grand'mère quand elle s'aperçut en rentrant chez nous, par un après-midi de neige, que toute sa fortune, trente-quatre sous, — trois pièces de dix sous et deux gros sous enveloppés dans un bout de journal, — avait filé par la poche trouée de son tablier.
La voilà aussitôt repartie à leur recherche, explorant minutieusement les trottoirs, les pavés et les ruisseaux, dans le gâchis de la neige fondue.
Elle les retrouva, ô miracle ! toujours enveloppés dans leur papier tout trempé de la boue, des mille pieds qui l'avaient foulé, au coin de la rue du Banquier et de l'avenue des Gobelins
XIV
Nous, avions, comme voisins de palier, une famille de chiffonniers : le père, la mère et les deux filles. Ma grand'mère leur avait acheté une fois ou deux des « arlequins », reliefs des festins bourgeois, que les cuisinières donnent aux biffins au lieu de les jeter Depuis, les filles venaient parfois me chercher pour jouer avec elles dans les escaliers. Ma grand'mère y consentait.
C'étaient deux gamines sordides et haillonneuses, toujours à se gratter la tignasse et dont la plus jeune pouvait avoir huit ans et l'aînée douze, peut-être quinze, on ne savait avec les vieilles nippes de femmes qui l'accoutraient.
Nos jeux se bornaient à escalader jusqu'aux combles et à dégringoler les marches poisseuses de l'immense édifice, à errer parmi les couloirs humides et obscurs comme des égouts ou à tenir de vagues conciliabules dans les coins.
L'entrain manquait. Une gêne singulière planait entre moi et la grande. Elle ne faisait que me dévisager avec un regard trouble et un sourire contraint qui m'embarrassaient. Je sentais confusément qu'elle me voulait quelque chose de mystérieux et de malpropre et qu'elle ne pouvait l'exprimer. Elle hésitait devant mes yeux candides et attendait, pour se mettre à l'aise, que je lui fisse des avances dont j'étais encore fort incapable.
Cependant, le désir de cette femelle fut un jour si âpre, qu'elle me le communiqua en quelque sorte par influence magnétique. Elle me baigna et me pénétra de ses effluves amoureux, et m'agita d'un trouble nouveau.
Nous étions sur un palier, à côté d'une fenêtre qui diffusait un jour saumâtre. Elle me prit la main qu'elle serra et, me fixant plus hardiment que de coutume, elle dit à sa sœur, d'une voix que la passion rendait rauque et haletante : « Quels yeux il a !... c'est-y malheureux qu'y sache pas ! »
Chose bizarre, à ces mots, qui cependant n'étaient pour moi que du chinois, je devins rouge et ressentis dans ma chair un tressaillement inconnu !
Croyant à mon trouble que j'avais compris, elle m'attira brusquement à elle, la lèvre goulue ; mais elle me lâcha aussitôt, en apercevant ma grand'mère qui m'apportait mon béret et mon capuchon.
Nous sortions. Ma grand'mère avait l'air tout agité, et ne parvenait pas à me boutonner tellement elle tremblait.
Dans la rue elle me prit la main et me fit marcher vite. Parfois elle hochait la tête et soupirait : « Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! »
Nous allions voir mon père qui mourait.
Ma grand'mère venait d'en être informée par un homme, qui, sorti le matin de l'hôpital, avait consenti à venir l'aviser que mon père, au plus mal, ne faisait que nous réclamer. Il avait ajouté : « Dépêchez-vous, car l'infirmière a dit qu'il ne passerait pas la journée ».
Nous nous hâtions dans la bruine glacée qui tombait du ciel sale.
Était-ce l'effet de ce sombre après-midi d'hiver, mais quand nous pénétrâmes dans la salle où était mon père, jamais elle ne m’avait paru aussi triste.
Les vitres ternies de buée y versaient un jour blafard, et, parmi la blancheur des oreillers, toutes ces figures hâves, coiffées du bonnet de coton, paraissaient encore plus plombées que d'habitude. Une odeur écœurante de fièvre et de pharmacie flottait dans l'atmosphère lourde : nos pas sonnaient lugubrement sur les dalles luisantes, et l'on entendait quelque part un hoquet d'agonie.
En approchant du lit de mon père, je remarquai son aspect singulier. — On lui avait mis des lanches de sûreté, pour l'empêcher de tomber, lorsqu'il se débattait dans la fièvre. — Il me fallut pour le voir que l'infirmière me fit monter sur une chaise.
Il reposait sur une pile d'oreillers, les yeux fermés. Il avait la figure terreuse, mais ses pommettes étaient roses. De ses lèvres livides sortait ce hoquet que j'avais entendu en entrant, et ses mains décharnées froissaient les draps.
Nous le contemplions, silencieux. Soudain il ouvrit les paupières. Ses yeux étaient troubles, presque vitreux. Néanmoins il nous reconnut, car il se mit à parler péniblement, d'une voix pâteuse, coupée par cet horrible hoquet qui, à chaque fois qu'il l'exhalait, se répercutait dans ma poitrine.
Il se plaignait que nous venions bien tard. Ma grand'mère me souleva vers lui pour que je l'embrasse ; mais il me repoussa, et, de nouveau, ferma les yeux.
Nous restâmes longtemps ainsi à le regarder hoqueter.
La forte chaleur m'engourdissait ; j'avais du mal il tenir mes yeux ouverts, et je me serais volontiers jeté sur ce lit vacant qui était à côté de moi.
Un malade se mit à tousser. Aussitôt ce fut comme une contagion, un signal, qui fit s'élever des quintes d'un peu partout...
Oh ! ces toux rauques et torturantes de poitrinaires !
Les uns se mettaient péniblement sur leur séant pour tousser, ployés en deux ; d'autres, rejeta draps et couvertures, s'asseyaient au bord du lit et, leurs maigres jambes pendantes, râlaient en expectorant dans les crachoirs...
Mais je me retournai soudain. Ma grand'mère venait de pousser, une exclamation, et, toute pale, fixait mon père avec des yeux terrifiés... Je le regardai et ne lui trouvai cependant rien d'extraordinaire. A part que ses mains détendues ne grattaient plus ses draps et que sa bouche entr'ouverte et légèrement tordue n'éructait plus son hoquet monotone, il paraissait toujours dormir. Il avait même une expression de calme surprenante-Cependant le rose de ses pommettes avait disparu.
L'infirmière, qui s'était approchée au cri de ma grand'mère, le regarda une seconde, et, sans mot dire, lui rabattit le drap sur la figure. Puis, m'enlevant de la chaise, elle m'embrassa, et d'une voix émue, me dit : « Mon pauvre enfant, tu n'as plus de père ! »
Un gosse (1927)
roman par Auguste Brepson (1884-1927)
Préface par André-Charles Mercier
Première partie
- Chapitre 1
- Chapitre 2
- Chapitres 3 et 4
- Chapitre 5
- Chapitre 6
- Chapitre 7
- Chapitre 8 : Boulevard d'Italie
- Chapitre 9 : Rue de la Glacière
- Chapitre 10 : A la Butte-aux-Cailles
- Chapitre 11 : La cité Jeanne d'Arc
- Chapitres 12 et 13 : La vie, cité Jeanne d'Arc
- Chapitre 13 (suite) : Le marché Saint-Médard
- Chapitre 14 : La mort du père
- Chapitre 14 (suite) : Le marchand de jouet de la rue Nationale
- Chapitre 15 : Noël
- Chapitres 16 et 17
Deuxième partie
- Chapitre 1 : La rue Jeanne d'Arc
- Chapitre 2 : Chez les biffins
- Chapitre 3
- Chapitre 4 : Rue Clisson
- Chapitre 5
- Chapitre 6 : Sur la place Jeanne-d'Arc
- Chapitres 7 et 8 : Quatorze juillet, place Nationale
- Chapitre 9
- Chapitre 10 : Du côté de la Bièvre
- Chapitre 11
- Chapitre 12
- Chapitre 13
- Chapitres 14 et 15
Le texte reproduit est celui paru dans l'Œuvre du 18 janvier au 16 février 1936