"Un gosse"
roman par Auguste Brepson
Première partie
V
C'est pendant cet hiver que nous arriva le malheur qui nous fit quitter V...
Mon oncle, maigre les représentations de ma grand'mère, fréquentait les Tournerot. Parfois il m'emmenait chez eux. Je me rappelle la dernière fois que j'y allai, un après-midi de bise aigre, où la glace mince des flaques craquait sous nos pieds comme des coquilles d'œufs. Heureusement, ce n'était pas loin : dix minutes sur la route et l'on arrivait à une bicoque noircie où deux marches de pierre, creusées par le frottement des semelles conduisaient à une porte qui s'ouvrait sur un logis enfumé. On y voyait une table boiteuse, deux chaises crevées, une commode vermoulue ; au fond d'une alcôve, un lit-bateau comme chez nous, mais aux draps malpropres ; un grabat le long du mur ; des bottes d'osier dressées dans un coin, et, près de l'âtre, un vaste fauteuil de velours pelé, qui perdait sa bourre et gémissait sous le poids de la vieille Tournerot. Elle s'y tenait habituellement, énorme, coiffée d'un bonnet sale d'où s’échappaient des mèches d'un blanc verdâtre, la tête penchée comme entraînée par son grand nez, la lippe pendante et marmottant toujours je ne sais quoi.
En entrant je fus étonné de ne l'y pas voir. J'appris qu'elle était morte depuis trois jours. Les Tournerot étaient en train de brûler ses nippes. Le père, un grand sec, noueux et velu, avec un nez crochu et des yeux d'épervier, sera la main de mon oncle et s'en fut tirer d’un placard une bouteille et deux verres.
Pendant qu'ils causaient et buvaient, je regardais flamber les hardes dans la cheminée. Le petit Tournerot, un moment, y jeta une jupe qui recouvrit entièrement le feu se gonfla. Cela me parut bizarre, et comme ma grand'mère traitait la mère Tournerot de vieille sorcière, je ne tardai pas à contempler ce spectacle avec un effroi superstitieux, mélangé de dégoût : la vieille était sûrement là dedans allait s'envoler tout à l'heure par la cheminée comme un gros ballon !...
Mais il n'en fut rien ; une flamme creva la jupe et la dévora. Et j'étais content... et je me dis avec une rage quelque diabolique : « Brûle... brûle, vieille sorcière ! »
Au moment de nous en retourner, Tournerot sortit par une porte de derrière et revint, tenant par les oreilles, deux lapins qui gigotaient. Il les mit dans un sac un peu troué, dit-il, pour qu'ils aient l'air.
Mon oncle posa sur la table une pièce de cent sous et empoigna le sac ; mais, avant de le soulever, il parut hésiter.
Alors Tournerot le lui chargea sur l'épaule en disant : « Mais n'aie donc pas peur, grande bête ! puisque je te dis qu'ils sont à moi ! » Et, le poussant dehors d'une bourrade amicale : « Allez hop !... en route pour la gibelotte ! »
La nuit commençait à tomber. Les lapins bondissaient dans le sac. Nous croisâmes sur la route une vieille avec un fagot et je la vis se retourner et regarder ce sac qui remuait.
Pour avoir la paix, mon oncle se garda bien de dire à ma grand-mère d'où venaient les lapins et lui raconta une fable.
Il les mit dans une caisse à claire-voie et, avant de me coucher, je m'amusai à chatouiller leurs petits museaux doux et frémissants qu'ils passaient entre les planches.
Le lendemain, à l'aube, les aboiements furieux de Prunette et des loups bruyants frappés à la porte me réveillèrent. Ma grand'mère alla ouvrir, effarée, et aussitôt deux gendarmes suivis d'un fermier des environs surnommé « Pleine Lune », à cause de sa figure toute ronde, firent irruption chez nous avec le vent d'hiver.
Epouvanté, je me dressai dans mon lit et me mis à crier. L'un des gendarmes, pour me calmer, me dit : « Allons, n'aie pas peur mon petit bonhomme », tandis que l'autre demanda, et brutalement, à mon oncle d'où il tenait ces lapins que « Pleine Lune » venait de sortir de leur caisse en s'écriant : « En voilà toujours deux ! »
Mon oncle, un peu pâle, répondit :
« Je les ai achetés à Tournerot. » Ma grand'mère, alors, ne put s'empêcher de joindre les mains et de dire : « Mon Dieu ! nous sommes perdus !» ; et « Pleine Lune » ricana : « Ah ! bon, Tournerot... l'autre fripouille ! »
Mon oncle voulût protester, mais les gendarmes l'interrompirent rudement : « Allez, en route, nous allons voir ça... »
Quand nous fûmes seuls, ma grand'mère me prit dans ses, bras et nous sanglotâmes longtemps comme des malheureux.
Je ne revis pas mon oncle pendant des jours et des jours. Quand, je lui demandais où il était, ma grand'mère répondait : « Il est parti loin, mais il reviendra », et elle se détournait pour pleurer.
C'est pendant cette époque que ses cheveux devinrent tout blancs. Je remarquai aussi qu'elle ne partait plus si souvent avec son battoir, me laissant sous la garde de Prunette, dans notre maison fermée à double tour, et qu'il n'y avait plus que bien rarement du lard dans la marmite.
Enfin mon oncle reparut. Il était amaigri et avait l'air sombre. Lui, si patient et si doux, ne supportait à présent plus rien de ma grand'mère et parlait sans cesse d'assommer Tournerot quand celui-ci « sortirait »…
Pauvre oncle ! Dans cette triste affaire où l'infâme Tournerot tenta de se disculper en rejetant sur lui le délit d'escalade et de vol par effraction, je sais bien, moi, que ses seuls torts furent et sa candeur et sa réputation de bohème et de pauvre diable, car ces lapins, qu'il ne croyait pas avoir été volés, il les paya cent sous... j'étais là !... et l'on aurait dû tout de même interroger un enfant de cinq ans et croire en sa bouche innocente.
Un gosse (1927)
roman par Auguste Brepson (1884-1927)
Préface par André-Charles Mercier
Première partie
- Chapitre 1
- Chapitre 2
- Chapitres 3 et 4
- Chapitre 5
- Chapitre 6
- Chapitre 7
- Chapitre 8 : Boulevard d'Italie
- Chapitre 9 : Rue de la Glacière
- Chapitre 10 : A la Butte-aux-Cailles
- Chapitre 11 : La cité Jeanne d'Arc
- Chapitres 12 et 13 : La vie, cité Jeanne d'Arc
- Chapitre 13 (suite) : Le marché Saint-Médard
- Chapitre 14 : La mort du père
- Chapitre 14 (suite) : Le marchand de jouet de la rue Nationale
- Chapitre 15 : Noël
- Chapitres 16 et 17
Deuxième partie
- Chapitre 1 : La rue Jeanne d'Arc
- Chapitre 2 : Chez les biffins
- Chapitre 3
- Chapitre 4 : Rue Clisson
- Chapitre 5
- Chapitre 6 : Sur la place Jeanne-d'Arc
- Chapitres 7 et 8 : Quatorze juillet, place Nationale
- Chapitre 9
- Chapitre 10 : Du côté de la Bièvre
- Chapitre 11
- Chapitre 12
- Chapitre 13
- Chapitres 14 et 15
Le texte reproduit est celui paru dans l'Œuvre du 18 janvier au 16 février 1936