CHRONIQUE
La Chinoise
Paris — 21 avril 1889
Cette horizontale en sabots du quartier Croulebarbe fait parler les gazettes presque autant que ses collègues qui travaillent en peignoirs de dentelles. Toute la police est sur pied pour arriver à découvrir le Don Juan à rouflaquettes dont les doigts assassins ont privé la galanterie au rabais de la rue Tiers d’une de ses célébrités. Les scribes judiciaires griffonnent à son sujet d'interminables procès-verbaux. Rien qu’en allées et venues d’agents, en interrogatoires de témoins et en confrontations, cette Chi noise morte fait dépenser plus d'argent qu’il ne lui en aurait fallu pour vivre soixante années.
Il y a quelque chose de grotesque et de sublime à la fois dans ce souci que prend la société pour le cadavre d’une misérable créature dont la peau vivante ne valait pas le prix d’une feuille de papier timbré. L’égalité, dont on cherche souvent la trace dans nos mœurs sans la retrouver visible, apparaît ici puissante, souveraine, absolue. Quoi ! se donner tant de peine et mettre tant de gens en mouvement pour aboutir à savoir de quelle façon fut étranglée cette fille, et aussi pour confier à maître Deibler—encore un fonctionnaire coûteux avec sa machine qu’on ne graisse point pour rien — la haute et tragique mission de punir l’étrangleur ! Dire pourtant que c’est à peu près là toute la civilisation ! Dans des pays neufs, parmi des races encore primitives, qu’importerait une Chinoise de plus ou de moins sur la terre ?
Chaque jour, sur quelque coin du globe, tombent frappés à mort des centaines d’êtres plus intéressants dont personne n'a cure. Notre civilisation ne tolère pas qu’une femelle dégradée, la dernière des créatures, sorte de cette vie sans qu’on demande compte sévère à qui lui a, de vive force, ouvert la porte suprême. Notre société applique ainsi rigoureusement la belle formule de Térence. L'existence d'une Chinoise est aussi sacrée que celle d’une impératrice. On ne saurait être fier d'être occidental en fin de siècle que quand on regarde la guillotine. C’est encore l’appareil égalitaire le mieux construit qu'on ait fait.
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Une répulsion générale, une sorte de nausée publique ont accompagné les révélations de la presse sur cette affaire criminelle et la poursuite judiciaire dont elle fut le point de départ. Le coup de sonde donné par la police dans cette vase sociale a fait remonter à la lumière des êtres ténébreux, visqueux, répugnants au possible. Se peut-il que de pareilles existences et de semblables mœurs se rencontrent ? Eh ! quoi, des prostituées à barbe, ventrues comme des citrouilles, hideuses comme les sorcières de Macbeth, vivent pêle-mêle dans la promiscuité vermineuse des taudis avec ces inquiétants éphèbes à la face glabre et blême, aux yeux sournois, à la mâchoire brutale, déserteurs de l’atelier, coureurs de chemins de ronde, piliers de bouges, recruteurs des cavernes du plaisir, portant dans la poche le couteau, seul outil qu’ils connaissent, prêt aux besognes rouges fournies par l’occasion, et comme Gamahut, Géomay et les autres imberbes tueurs de femmes, ayant volontiers aux lèvres, le mauvais coup accompli, quelque sentimentale romance où il est question de la chanson que chantent les blés d’or et aussi de sentiers remplis d’ivresse par lesquels on chemine à petits pas !
Oui, ce monde de la prostitution d’en bas, de l'amour en haillons, du plaisir qui se solde en monnaie de billon et du vice qui n’a pas de chemise, offre un spectacle nauséabond et sinistre. Est-il possible que ces gens-là aiment, direz-vous, ô coureurs galants de ruelles par fumées ? Vraiment oui, ces proxénètes en blouse et ces vieillardes libertines s'adorent ! Ils se prouvent leur amour à coups de couteau, parfois, — n’essayons-nous pas souvent de manifester l’intensité du nôtre en jouant de l’épée pour des donzelles qui, mieux habillées, ne sont guère supérieures au moral à la Chinoise ? Ces gibiers de Mazas et ces volatiles de Saint-Lazare vous apparaissent horribles, parce qu'ils sont dépourvus de la parure du vice, du vice charmant, odorant, mondain, parisien, que célèbrent à l’envi chroniqueurs de cuvettes et reporters d’alcôves.
Je suis fort aise de ce relent qui vous saisit à la gorge, bonnes gens. Elle n’est donc pas vraie la formule fameuse de votre poète préféré, — le poète de ceux qui ne connaissent rien à la poésie, Alfred de Musset, — « Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ! » L’avez-vous assez rabâchée celte apostrophe immortelle comme la sottise humaine ! Eh bien, tous ces souteneurs affreux, ces bandits de vingt ans, ces amants aux cheveux bouclés de grognardes en cheveux gris, ils l’ont eu l’ivresse, ils la cherchaient, ils la trouvaient, — pourquoi leur contestez-vous la beauté du flacon ? Ah ! vous osez reprocher à ces êtres confinés dès leur enfance dans le cloaque de la misère, de la saoulerie et du crime de ne pas courtiser des duchesses ? Mais c’est faire un crime au cul-de-jatte de ne pas rivaliser avec le sauteur de corde. Il faut prendre l’humanité en bloc telle qu’elle est, avec ses bas-fonds et ses hauteurs, comme on contemple la nature avec ses cimes, séjour orgueilleux des aigles, et ses marais où rampe la tourbe impure des couleuvres et des crapauds.
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C’est le travers de notre époque de considérer le vice comme une carrière, la plus brillante et la plus avantageuse qui soit. À lire certains échos de nos journaux les plus répandus, rédigés par les meilleurs d’entre nous, — les Ilotes de la publicité, obligés pour gagner leur salaire de peindre l'ivresse et de simuler des débauches, — il semblerait que la prostitution soit pour la femme la profession reine, celle où rapidement l’on acquiert bien-être, bonheur et gloire ; oui, la gloire même. Il y a dans Paris des Chinoises de première classe qui grâce à la complicité de cette presse, ré pétant cent fois par mois leur nom, leur adresse, vantant leur beauté, glorifiant leur esprit et décrivant leur intérieur jusque dans les plus intimes réduits, sont devenues plus célèbres que Renan, Pasteur ou Henner. Il n’est pas mauvais qu’une sinistre aventure comme celle de la rue Tiers fasse connaître qu’à Paris on se livre aussi pour vingt sous. La chose est la même au parc Monecau que dans les garnis de la rue Tiers. Il n’y a que la différence du tarif.
Les jeunes filles qui rêvent, dans la promiscuité bavarde de l’atelier, toilettes, chevaux, hôtels et clients généreux dont la présence se précède comme Jupiter allant chez Danaë, d’une pluie d’or sans cesse renouvelée, ont besoin de savoir que l’on aime et que l’on tue aussi pour quelques décimes dans Paris. Cette réflexion peut arrêter à propos quelques vocations sur la pente. Tout le monde n’est pas sûr de loger au parc Monceau et les terrassiers de la rue Tiers sont plus nombreux que les vieux messieurs d’après-midi rue d’Isly ou rue Duphot. La publicité excessive donnée au meurtre de la Chinoise fait l’antidote du poison versé dans l’oreille de tant de jeunesses ignorantes et avides par ceux-là qui se font les historiographes non pas de la maison du roi, comme Pellisson et Racine, mais de la maison du public.
Cette affaire de la Chinoise suggère plus d’une réflexion. Elle a surtout, à nos yeux, l’avantage d’affirmer une fois de plus que la Forme a conservé toute son importance et qu’il en a trompé son lecteur le poète qui s’est écrié : « Aimer est le grand point, qu’importe la maîtresse ! » Personne ne s’intéresse aux recherches passionnées par métier des gens de police et nul ne se soucie de savoir qu'il est enfin arrêté l’assassin de cette misérable coureuse dont le bas, coffre-fort portatif des filles de son ordre, contenait trois francs, — les honoraires de trois séances.
Si la Chinoise eût été une habituée de l’allée des Acacias, ayant sa place à Saint-Philippe et son abonnement au pesage, que d’intérêt, que de préoccupations dans Paris autour de son cadavre !
La Forme est tout, vous dis-je. En art, point d’idées sans forme, telle est la règle que nul n’a pu détruire avec des œuvres à l’appui. Dans la société, la Forme apparaît comme ayant la même importance que dans l’art. Il n’y a que la justice, — malgré les souvenirs de Brid’oison, — qui ne se préoccupe point de l’appareil extérieur des choses. La Chinoise, horizontale en haillons, donne au tant de mal aux agents que si elle eût été étranglée dans de la soie. L’égalité devant la Morgue et devant la Justice, voilà le dernier mot de nos civilisations.
E. Lepelletier.
Le crime de la rue Tiers
(Selon les journaux, les noms et prénoms des protagonistes de cette affaire ont varié de même que l'orthographe de ceux-ci. Le choix a été fait de conserver l'orthographe retenue par les journaux reproduits.)
15 avril 1889
16 avril 1889
17 avril 1889
18 avril 1889
19 avril 1889
20 avril 1889
21 avril 1889
22 avril 1889
23 avril 1889
24 avril 1889
25 avril 1889
26 avril 1889
Postérieurement aux articles parus dans les numéros datés du 26 avril 1889, plus aucun journal ne mentionna
l'affaire, ni les noms de Marie Wilhelm, de Leroy ou de Greliche. La chronique judiciaire ne mentionna pas de passage
de quiconque devant la Cour d'assises de la Seine pour le meurtre de Marie Wilhelm. Les archives de Paris qui détiennent
les dossiers de procédures devant les assises ne mentionnent pas, dans leur inventaire, d'affaire évoquant ces faits.
Seul l'ouvrage "La police de sûreté en 1889" par Horace Valbel publié au fil de l'eau dans le quotidien
"La Petite République" et repris en volume en octobre contient, à l'occasion du panégérique consacré à l'inspecteur
Barbaste, un résumé des faits qu'il présente comme l' "affaire Leroy-Greliche". Toutefois, ce résumé ne comprend
aucun élément nouveau par rapport à ceux révélés par les journaux à la date du 26 avril. On le lira ci-dessous dans
les annexes.
M. Goron, lui-même, dans ses mémoires semble n'avoir fait aucune allusion à cette affaire.
On lira
aussi une intéressante chronique parue le 21 avril 1889, avant donc la conclusion ou plutôt l'absence de conclusion
de l'affaire, dans le quotidien Paris relative au traitement de cette affaire par la presse.