L'Assassinat de la rue Tiers
L’Intransigeant — 16 avril 1889
Encore une fille publique assassinée. — Mobile inconnu. — La Chinoise et la Boiteuse. — La maison du danseur. — Le « coup du père François ». Notre enquête
La rue Tiers est une petite rue sale et tortueuse, située dans le quartier de la Maison-Blanche, derrière la place d’Italie. Au numéro 15 se trouve une vieille maison délabrée, sans, étage, et qui est occupée par un débit de vin tenu par les époux Frisch. A droite du débit, un couloir donne dans une petite cour très sombre, sur laquelle s’ouvrent quatre cabinets que les débitants louent à des filles moyennant un franc par jour.
Le premier de ces cabinets était occupé par une nommée Marie Wilhem, grosse gaillarde de vingt-cinq ans, au teint jaunâtre, et dont les yeux étaient retroussés aux commissures des paupières. Ses compagnes de débauche l’avaient, à ce sujet, surnommée la Chinoise.
Ce n’était pas la première fois que Marie Wilhem demeurait dans cette maison. Jadis elle y avait été entretenue par un homme marié, mais ce dernier n’avait pas hésité à l’abandonner, à cause de sa dépravation et de ses habitudes d’ivrognerie. Inscrite sur les registres sanitaires de la préfecture de police, la Chinoise avait subi trois condamnations, dont une pour vol.
La Boiteuse
Sa situation était des plus misérables. Elle n’avait pas un sou d’économies et le mobilier de sa chambre se composait, en tout et pour tout, d’une sorte de grabat, d’une commode et d’une chaise.
La Chinoise avait comme amie intime une autre fille nommée Constance Ledouarnin, âgée de trente-huit ans, et demeurant au numéro 10 de la même rue. Cette dernière, qu’on connaissait dans le quartier sous le surnom de la Boiteuse, à cause d’une claudication de la jambe, droite, lui servait anssi de proxénète.
Marie Wilhem était ce qu’on appelle, dans l’argot de son monde, une « dégringoleuse de pantes ». Elle faisait payer ses clients d’avance et refusait ensuite de se livrer à eux ; ou bien encore, elle leur enlevait prestement leur porte-monnaie, quand elle les avait amenés chez-elle.
Pour une bougie !
Avant-hier soir, vers sept heures, elle arriva devant le couloir, accompagnée d’un homme. La nuit était-tombée :
— Je n’ai pas de bougie, lui dit-elle, donne-moi de quoi en acheter.
L’homme lui remit vingt sous. Elle entra chez un épicier du voisinage et, quand elle revint, une discussion s’éleva entre elle et son amant de rencontre, à qui elle refusait de rendre la monnaie. Des voisins intervinrent, et l’homme s’éloigna en proférant des menaces.
Vers une heure du matin, la nuit dernière, elle se trouvait avec la Boiteuse et deux hommes, 2, place d’Italie, dans un bouge appelé la Maison du Danseur. Tous quatre étaient ivres. Ils sortirent peu après et une dispute violente s’éleva entre eux sur la question de savoir comment se formeraient les couples, les deux femmes voulant emmener le même individu. Au bruit, des agents arrivèrent et mirent la Boiteuse en état d’arrestation, tandis que la Chinoise prenait la fuite. A deux heures, on la retrouve avec un inconnu dans un débit situé au numéro 11 de la rue Tiers. Il a été impossible d’établir jusqu’ici si cet individu était l’un des deux hommes avec qui elle avait bu à la Maison du Danseur ou bien l’homme à la bougie. Ensuite on perd sa trace.
Découverte du crime
Hier matin, à sept heures, la logeuse, passant dans le couloir, vit la porte de sa chambre entr’ouverte et fut étonnée de n’entendre aucun bruit, la fille WiIhem faisant ordinairement dès son réveil un tapage dont se plaignaient les autres locataires. Elle entra et vit la Chinoise étendue, tout de son long, au milieu de la chambre, la tête appuyée sur sa main et semblant dormir, tout habillée.
La logeuse, croyant qu’elle s’était endormie en état d’ivresse sans avoir eu le temps de quitter ses vêtements, s’approcha d’elle et essaya de la transporter sur le lit. Le corps était encore souple et chaud. Ne pouvant la transporter seule, la logeuse, ne soupçonnant pas encore le meurtre commis, alla chercher une voisine pour l’aider.
— Bah ! répondit celle-ci elle est pocharde ; laissez-la cuver tranquillement son vin, il y a un dieu pour les ivrognes !
Cependant, sur les instances de la logeuse, elle vint à son tour dans la chambre de la Chinoise. Les deux femmes, en transportant Marie Wilhem sur son lit, s’aperçurent qu’elle avait cessé de vivre : elle portait accoudes traces qui établissaient qu’elle, avait été étranglée après une courte lutte.
L’enquête
M. Debeury, commissaire de police du quartier, fut aussitôt prévenu et se rendit sur les lieux accompagné d’un médecin. Ces messieurs furent, bientôt, rejoints par M. Goron, chef de la Sûreté, Gaillarde et Bourrelet, inspecteurs.
Le médecin constata, autour du cou, une longue ligne noire. Au pied du lit gisait une ficelle qui avait dû servir à accomplir le meurtre. L’assassin avait dû tuer sa victime en lui faisant le « coup du père François » et les traces d’ongles provenaient de Marie Wilhem elle-même, qui s’était débattue et dans la courte lutte avait également arraché sa poche.
Son amie, Constance Ledouarnin, fut interrogée au poste où elle avait été menée pendant la nuit. Elle déclara que la Chinoise lui avait dit la veille au soir qu’elle n’avait sur elle que trois francs. Or, cette somme a été retrouvée dans son bas avec sa carte.
Le vol n’a donc pu être le mobile du crime.
Marie Wilhem, a-t-elle été tuée par « l’homme à la bougie ? » Ou bien par un individu qu’elle a emmené chez elle et auquel elle a voulu enlever, le porte-monnaie ? Il est à souhaiter que l’enquête l’établisse. En tout cas, la police recherche activement tous ceux avec qui s’est rencontrée la victime la veille, le soir ou la nuit.
Ph. Dubois.
Le crime de la rue Tiers
(Selon les journaux, les noms et prénoms des protagonistes de cette affaire ont varié de même que l'orthographe de ceux-ci. Le choix a été fait de conserver l'orthographe retenue par les journaux reproduits.)
15 avril 1889
16 avril 1889
17 avril 1889
18 avril 1889
19 avril 1889
20 avril 1889
21 avril 1889
22 avril 1889
23 avril 1889
24 avril 1889
25 avril 1889
26 avril 1889
Postérieurement aux articles parus dans les numéros datés du 26 avril 1889, plus aucun journal ne mentionna
l'affaire, ni les noms de Marie Wilhelm, de Leroy ou de Greliche. La chronique judiciaire ne mentionna pas de passage
de quiconque devant la Cour d'assises de la Seine pour le meurtre de Marie Wilhelm. Les archives de Paris qui détiennent
les dossiers de procédures devant les assises ne mentionnent pas, dans leur inventaire, d'affaire évoquant ces faits.
Seul l'ouvrage "La police de sûreté en 1889" par Horace Valbel publié au fil de l'eau dans le quotidien
"La Petite République" et repris en volume en octobre contient, à l'occasion du panégérique consacré à l'inspecteur
Barbaste, un résumé des faits qu'il présente comme l' "affaire Leroy-Greliche". Toutefois, ce résumé ne comprend
aucun élément nouveau par rapport à ceux révélés par les journaux à la date du 26 avril. On le lira ci-dessous dans
les annexes.
M. Goron, lui-même, dans ses mémoires semble n'avoir fait aucune allusion à cette affaire.
On lira
aussi une intéressante chronique parue le 21 avril 1889, avant donc la conclusion ou plutôt l'absence de conclusion
de l'affaire, dans le quotidien Paris relative au traitement de cette affaire par la presse.