La Salpêtrière
Journal des débats politiques et littéraires — 29 mai 1903

[...] La Salpêtrière est une ville. La porte passée, le premier aspect est d'une incomparable grandeur. Au delà d'un vaste jardin coupé par trois larges avenues se dresse la longue façade du bâtiment principal élevé au milieu du dix-septième siècle sur les plans des architectes Levau, Duval et Le Muet : elle l'emporte sur la façade des Invalides par l'élégance des proportions ; elle est moins élevée et plus étendue. C'est, dans toute sa noblesse, la royale beauté des choses louis-quatorziennes.

CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet
Le centre est occupé par le portique de l'église construite un peu plus tard sur les dessins de Libéral Bruant. Vu du dehors, le dôme octogone ne s'harmonise pas très bien avec les toitures voisines ; mais l'intérieur de l'édifice, avec ses quatre nefs en croix et ses quatre grandes chapelles d'angle, est d'une invention admirable, et quelle aisance, quel naturel dans ce plan imprévu et grandiose ! Comme toutes les belles œuvres architecturales, elle est née d'une heureuse entente des nécessités pratiques. Cette quadruple nef était destinée à séparer les quatre catégories d'hôtes que recevait l'Hôpital général : hommes, garçons, femmes et filles ; tous les assistants ainsi répartis dans les quatre bras de la croix pouvaient voir l'autel et l'officiant.
En arrière de cette première ligne de constructions, commence un dédale de bâtiments, de cours, de maisonnettes, de quinconces, de prisons et de jardins. De vieilles grilles séparent les divers quartiers de cet immense établissement qui est aujourd'hui à la fois un hospice pour les vieilles femmes et un asile pour les aliénés.
Quel livre varié et passionnant, la Salpêtrière pourrait inspirer à un historien ! Que de souvenirs attachés à toutes ces vieilles murailles, depuis le jour où Pompone de Bellièvre et Mazarin conçurent le projet d'y « renfermer » tous les mendiants de Paris ! Et quel tableau de la société d'autrefois que celui où l'on verrait saint Vincent de Paul, Fouquet, les convulsionnaires de Saint-Médard, Manon Lescaut et Théroigne de Méricourt ! Contentons-nous de relever, au hasard de la promenade, sans même respecter la chronologie, les titres de quelques-uns des chapitres dont se composerait un tel ouvrage.
Un vaste quinconce, défendu par des grilles ; on l'appelait autrefois le Parc aux Chèvres. C'était le lieu réservé aux femmes épileptiques. Une ignoble curiosité amenait derrière ces barreaux les hôtes de l'Hôpital général...
Un groupe de sombres bâtiments aux ouvertures étroites et aux portes basses ; c'est l'ancienne geôle de la Salpêtrière. Elle se divisait en quatre parties : la maison de correction où, sur lettre de cachet, les familles pouvaient faire enfermer leurs filles pour indiscipline ou faute de conduite ; le Commun où étaient incarcérées les prostituées ; la prison pour les condamnées du Châtelet ou du Parlement (ce fut là qu'on amena un grand nombre de convulsionnaires de Saint-Médard et qu'on leur infligea le supplice d'épouvantables tortures) ; enfin, la Grande Force pour les détenues de qualité. Les cours de ces bâtiments sont de véritables puits d'air qu'aujourd'hui l'on cherche en vain à égayer par quelques touffes de fusains.

CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet
L'une de ces cours s'appelle la cour du Massacre ; c'est là que, pendant la Révolution, le 22 septembre, quarante-cinq prisonnières furent assommées. Le registre d'écrou porte cette mention ingénieuse : « Libérées par le peuple, Décédées le 22 septembre. » Un geôlier scrupuleux et inventif avait imaginé cette formule pour expliquer d'une façon décente cette brusque mutation dans le personnel de sa prison.
Une autre cour est traditionnellement connue sous le nom de cour de Manon-Lescaut ; c'était, dit-on, la cour du Commun... Je ne suis pas sûr que cette désignation repose sur des données bien certaines. Mais, ici, comme ailleurs, de tous les souvenirs qui se peuvent évoquer, le plus vivant, celui qui hante nos imaginations, c'est le souvenir d'une héroïne de roman. Maxime Ducamp, décrivant la Salpêtrière, disait :
« Le visiteur, pour peu qu'il soit lettré, ne songe ni à Pompone de Bellièvre, qui fut le vrai créateur de la maison, ni à la comtesse de Valois-Lamotte qui y fut amenée en fiacre après la terrible matinée du 21 juin 1786 ; il ne se souvient que de Manon Lescaut. » Manon a-t-elle existé ? C'est probable. Manon, la Manon de l'abbé Prévost, a-t-elle été enfermée à l'Hôpital général ? C'est possible. Ces conjectures nous suffisent, et voici que nous revoyons des Grieux quittant le petit café où M. deT... l'a rejoint, puis pénétrant dans l'Hôpital : « Mes genoux étaient tremblants en traversant les cours. Puissance d'amour ! disais-je, je reverrai donc l'idole de mon cœur, l'objet de tant de pleurs et d'inquiétudes ! »... M. de T... parla à quelques concierges de la maison qui s'empressèrent de lui offrir tout ce qui dépendait d'eux pour sa satisfaction. Il se fit montrer le quartier où Manon avait sa chambre, et l'on nous y conduisit avec une clef d'une grandeur effroyable, qui servit à ouvrir sa porte... » Dans la cour sombre et lugubre nous cherchons des yeux la fenêtre de la cellule où Manon « avait continuellement pleuré pendant six semaines » ... Tout à l'heure, en sortant de la Salpêtrière, nous nous arrêterons à la place où, s'étant évadée de prison, déguisée en homme, elle se jeta dans le carrosse de des Grieux. C'était « un peu au-dessous de la porte de l'Hôpital » ... Lorsque dans le décor tragique de la geôle du Commun, nous nous rappelons les affreux traitements qu'y subissaient les filles publiques amenées par charretées, condamnées à une abominable promiscuité, fouettées, suppliciées, mises au carcan, toutes ces barbaries nous émeuvent davantage, quand se présente à notre mémoire le portrait de la charmante fille : « Ces yeux fins et languissants, ce port divin, ce teint de la composition de l'amour, enfin ce fonds inépuisable de charmes que la nature avait prodigués à la perfide Manon»...

Une ancienne chapelle sert maintenant aux lessives de l'hôpital. C'est la coulerie. Cet édifice, consacré jadis à saint Denis, est un des restes du petit arsenal fondé à cette placé par Louis XIII, et dont les terrains furent ensuite enclos dans le domaine de l'Hôpital général. Ce fut de là que vînt à ce dernier établissement le nom de Salpêtrière...
Près d'une des anciennes portes de l'hôpital, une cour plantée, entourée de constructions basses, s'appelle le marché. Comme les hôtes de l'hôpital avaient très rarement le droit de sortir de la maison, c'était là que s'installaient toutes sortes de petits marchands, tailleurs, cordonniers, épiciers, pâtissiers, auprès desquels s'approvisionnaient, les vieilles femmes. Le marché est bien déchu ; un cordonnier, un marchand de tabac, un petit café, voilà tout ce qu'il en reste. Mais le lieu est encore charmant avec ses arbres, ses boutiques abandonnées et les vignes qui enguirlandent les façades...
Un magnifique quinconce d'arbres séculaires, traversé d'une grande allée ombreuse, sert à la promenade des pensionnaires de la Salpêtrière. Étant légèrement surélève, il forme terrasse, et on y accède par quelques marches de pierre. Sous ce grand couvert que l'on dirait détaché d'un parc royal, de pauvres petites vieilles,
Des êtres singuliers, décrépits et charmants,
vont, qui se traînant, qui trottinant. Et devant ces faces ridées et fanées, devant ces corps infirmes et tremblants, ce ne sont pas seulement les vers de Baudelaire qui reviennent à la mémoire ; mais, involontairement, on pense de nouveau à Manon. Cette fois, ce n'est plus pour prendre au grand sérieux le romanesque de l'abbé Prévost ; on songe au contraire que toutes les Manon n'eurent point la gloire de mourir d'une mort aussi touchante et aussi poétique sur le sable du désert ; d'autres ont vécu, d'autres ont vieilli, d'autres font du crochet sous les grands arbres du parc de la Salpêtrière...
Dans le cabinet du directeur de l'hôpital, on voit une photographie reproduisant un portrait du dix-huitième siècle. On l'a placé là comme un document propre à faire connaître le costume des surveillantes-officiers de la Salpêtrière.
Mais ce n'est point l'intérêt unique de cette image. La personne qui y est représentée, Mme de Moysan, a joué un rôle très important dans l'histoire de l'Hôpital général. Et le chapitre qu'on lui consacrerait dans l'ouvrage que nous rêvons, ne serait pas un des moins curieux.
Les surveillantes de la Salpêtrière n'ont jamais été des religieuses. Filles ou veuves sans enfants, elles ne prononçaient point de vœux, et elles étaient placées sous les ordres d'une supérieure, qui était toujours choisie parmi les plus anciennes surveillantes par le bureau des administrateurs. Cette supérieure, en réalité, dirigeait l'Hôpital et gouvernait la population de sept ou huit mille âmes, soumise à sa juridiction. En général, les supérieures étaient des femmes d'une haute capacité, très dévouées au bien des pauvres. Depuis un siècle, la règle n'avait jamais été transgressée, quand, en 1749, l'archevêque de Paris invita les administrateurs à conférer la direction de l'Hôpital à la dame H. de Moysan, veuve depuis peu de mois. Avait-il, pour s'intéresser à cette dame, les raisons que lui prêta la chronique scandaleuse ? Quoi qu'il en fût, contre le vote des administrateurs, l'intruse fut installée à l'Hôpital. Le roi soutint l'archevêque. Le Parlement soutint les administrateurs. Refus d'enregistrement, lettre de jussion, remontrances, refus de service, toute la mise en scène traditionnelle des conflits entre le roi et son Parlement. Paris est en émoi. Mme de Moysan est installée à la tête de l'Hôpital. Sans se soucier de la réprobation des sœurs, elle donne à danser et, par une lettre très galamment tournée, elle prie à souper le procureur général lui-même. Les chansonniers chansonnent et les poètes riment. Cependant toute l'administration de l'Hôpital est à vau-l'eau ; les fournisseurs ne sont plus payés ; les magasins se remplissent de denrées avariées ; les pauvres se multiplient dans Paris... Sept ans après, le roi tâche de réparer le mal, et révoque les arrêts, cause de cet incroyable désordre. Mais il est trop tard et, jusqu'à la Révolution, le peuple fait peser sur les administrateurs de l'Hôpital la responsabilité des frasques de Mme de Moysan. Ils en étaient innocents... Mais on comprend, à regarder le portrait de la belle supérieure, que ses yeux aient allumé la guerre civile...
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Pour bâtir le nouvel hôpital, on ne touchera point au parc de la Salpêtrière, — heureusement ! Mais on construira sur des terrains appelés le marais et qui sont aujourd'hui cultivés en jardins et en vergers. Là se trouvent les serres et le fleuriste de l'Assistance publique chargé de fournir plantes et arbustes à tous les établissements hospitaliers de Paris. Pour cet usage, on trouvera facilement un autre emplacement dans la banlieue. Mais croit-on que l'on va augmenter la salubrité de la Salpêtrière en remplaçant ces espaces libres et verdoyants par des tas de moellons ?

CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet
Toujours la même imprudence, toujours la même insouciance de la santé publique ! Toutes les administrations sont maintenant d'accord pour priver la ville des réservoirs d'air qui lui avaient été jusqu'ici ménagés. À leurs yeux tout espace libre est un terrain, à bâtir. À mesure que la population de Paris devient plus nombreuse et-plus dense, il semble qu'en bonne logique on devrait respecter tous les jardins particuliers et agrandir les jardins publics. C'est le contraire qui devient la règle. On veut améliorer les hôpitaux ; on ne parle que d'hygiène ; on fonde des sanatoriums et des dispensaires. Toutes ces entreprises sont méritoires. Mais à quoi bon, si l'on rend chaque jour plus délétère l'atmosphère des villes ? C'est une administration qui a la charge de la santé, publique, c'est l'Assistance elle-même qui s'apprête à supprimer la moitié des jardins de la Salpêtrière et à remplacer la Pitié par des pâtés de maisons à sept étages ! En même temps, la ville de Paris se disposa à bâtir sur les terrains du Champ de Mars, à bâtir sur les terrains des fortifications, à bâtir partout. Un jour, on payera très cher cette série de « bonnes affaires ».
André Hallays
Le début de l'article :
Sur les hôpitaux de la Pitié et de la Salpêtrière :
L'ancien hôpital de la Pitié
Le nouvel hôpital de la Pitié
- On reconstruit l'Hôpital de la Pitié (1906)
- Le Nouvel Hôpital de la Pitié (1908)
- Le Nouvel Hôpital de la Pitié (1910)
- Ouverture du nouvel hôpital de la Pitié (1911)
- M. Poincaré inaugure le nouvel hôpital de la Pitié (Le Petit-Journal - 1913)
- M. Poincaré inaugure le nouvel hôpital de la Pitié (Le Temps - 1913)